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Wagner sans longueurs

Strasbourg
Opéra du Rhin
04/18/2008 -  et 21, 27 avril, 2*, 6 mai à Strasbourg (Opéra), 16, 18 mai à Mulhouse (La Filature)
Richard Wagner : Die Walküre

Simon O’Neill (Siegmund), Orla Boylan (Sieglinde), Clive Bayley (Hunding), Jason Howard (Wotan), Jeanne-Michèle Charbonnet (Brünnhilde), Hanne Fischer (Fricka), Karen Leiber (Gerhilde), Kimy McLaren (Ortlinde), Annie Gill (Waltraute), Katharina Magiera (Schwertleite), Sophie Angebault, (Helmwige), Linda Sommerhage (Siegrune), Sylvie Althaparro (Grimgerde), Varduhi Abrahamyan (Rossweisse)
Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Marko Letonja (direction)
David McVicar (mise en scène), Rae Smith (décors et costumes), Paule Constable (lumières)


Après le splendide Or du Rhin présenté à Strasbourg en février 2007 (lire ici), on attendait avec impatience la suite du Ring de David McVicar, Rae Smith et Paule Constable. Et sitôt le rideau levé sur cette Walkyrie on est clairement fixé : l’émerveillement continue. Le sobre mais esthétique hémicycle métallique à découpes obliques conçu par Rae Smith fait oublier les limites d’une scène de dimensions plutôt modestes, en reflétant efficacement les multiples combinaisons d’éclairages qui donnent à la production un aspect perpétuellement mouvant, alors même que les éléments décoratifs en présence restent stables. Un renoncement aux effets de machinerie (imposé par la vétusté de l’Opéra du Rhin) qui d’ailleurs gêne au cours de l’acte II, où il est peu crédible de voir Sieglinde et Siegmund s’installer exactement sur le même praticable géant qui représentait le Walhalla cinq minutes auparavant. Mais c’est bien là le seul moment où de subtils changements d’éclairage ne suffisent pas à susciter l’ambiance adéquate.


Gageons que l’absence de longueurs et de temps morts pendant cette Walkyrie tient beaucoup à cette sollicitation permanente de l’œil par une esthétique captivante, propice à la réceptivité. Un accomplissement de l’art du dépaysement visuel finalement rare dans l’histoire du Ring: Wieland Wagner certainement, les lumières projetées parfois saisissantes du décorateur allemand Günther Schneider-Siemssen, certaines idées de Jean-Pierre Ponnelle, Jean-Louis Martinoty ou Nicolas Joël, voire les « installations » de Rosalie à Bayreuth… Que les partisans de relectures conceptuelles veuillent bien nous pardonner, osons affirmer que la vraie dimension du Ring relève d'une sensation d’espace infini, propre à l’expansion d’une certaine démesure. Foin de l’ambiance étriquée de faux salons bourgeois, de la poésie limitée de friches post-industrielles, voire du tape-à-l’œil de vaisseaux spatiaux d’une improbable guerre des étoiles, et plus encore sans doute du ridicule des peaux de bête et des ferblanteries traditionnelles, même détournées avec humour : la vérité du Ring wagnérien réside bien dans un dépouillement prudent qui donne beaucoup à voir. Les données du problème semblent insolubles, et pourtant les solutions existent : une production aussi réussie que cette Walkyrie admirablement servie par David McVicar en atteste. Et de même que pour le Rheingold de l’an dernier, on envie ceux qui auront découvert ici leur première Tétralogie dans des conditions aussi privilégiées. C’est si évident et simple Wagner ? Evitons charitablement de détromper ce public néophyte, absolument enchanté de sa soirée.


Le wagnérien chevronné n’est pas moins séduit, notamment par quelques trouvailles géniales. Les premiers échanges entre Sieglinde et Siegmund, toujours difficiles à meubler du fait de l’importance des non-dits, longues plages de silence où tout se passe à l’orchestre, sont gérés ici avec une exceptionnelle sensibilité. Tous les gestes ont leur importance, rien n’est gratuit, toute une gamme de sentiments passe : on est bien loin des conventions opératiques habituelles. Excellente solution aussi pour l’entrée de Hunding, qui regagne son logis non pas seul mais entouré d’une garde rapprochée de samouraïs ombrageux. Sieglinde doit servir une collation à l’ensemble du groupe, sans y prendre part, en bonne épouse orientale. Le récit de Siegmund s’adresse également à toute la cohorte guerrière, qui réagit au fil des phrases, se passionne, s’indigne, voire manque d’agresser le narrateur… De l’excellent théâtre, qui permet de franchir efficacement des longueurs redoutables. Le second acte est mené de façon plus conventionnelle mais avance inexorablement grâce à une direction d’acteurs particulièrement fouillée, la prestance physique de Jeanne-Michèle Charbonnet et Jason Howard permettant de souligner sans ambiguïté qu’on se trouve bien ici dans un monde divin, où les émotions se gèrent en force.


Autre trouvaille qui a fait beaucoup parler d’elle : la figuration des montures des Walkyries par des gymnastes musculeux harnachés de formes métalliques rappelant des chevaux stylisés. A chaque Walkyrie correspond ainsi un figurant qui s’ébroue, monté sur des échasses élastiques qui lui donnent une démarche bondissante évocatrice d’un cheval au galop. La célèbre chevauchée qui ouvre le 3e acte est ainsi sans doute l’une des plus impressionnantes que l’on ait pu voir, riche contrepoint visuel entre le groupe des Walkyries (particulièrement belliqueux et sonore) et l’agitation indescriptible de leurs montures (au risque d’une relative confusion bruyante, l’expédient ayant quand même ses limites… cela dit l’idée reste fascinante !). Les plus grandes beautés de ce dernier acte restent cependant à venir, avec l’extraordinaire pertinence de certaines trouvailles : le lent travail psychologique mené par Brünnhilde, reflété au fur et à mesure par l’humanisation progressive des gestes de son père, la chevelure de Brünnhilde finalement coupée par Wotan, comme un symbole de déchéance irrémédiable, voire la mue finale du dieu, mis entièrement à nu avant d’enfiler son long manteau de Wanderer. Des images profondément marquantes, qui s’enchaînent sans la moindre lourdeur : en matière de mise en scène wagnérienne, assurément, une brillante leçon de tact et de sensibilité.


Pour la distribution, les carnets d’adresses de David Mc Vicar et Nicholas Snowman ont bien fonctionné : un star-system à prédominance anglophone, d’un très bon niveau mais qui accuse quand même quelques limites. Compte-tenu des moyens actuels de l’Opéra du Rhin, réunir une distribution qui tienne aussi bien la route reste un beau résultat, cela dit de bonnes scènes de répertoire d’importance moyenne en Allemagne, telles Karlsruhe, Mannheim voire Cologne parviennent aujourd’hui à afficher en routine un chant wagnérien d’une aisance nettement supérieure. Ceci noté, reste à distribuer les satisfecit, en particulier au Siegmund de Simon O’Neill, voix remarquablement puissante et bien placée, d’un beau métal pas trop altéré par quelques sonorités nasales, le tout rappelant assez nettement les moyens de Jon Vickers naguère. Sans doute un Heldentenor promis à une très belle carrière, et pas trop empêtré par sa carrure physique lourde (il parvient assez bien à bouger sur scène, au point d’ailleurs de s’y fouler la cheville et de terminer le second acte en boîtant). Olga Boylan est une Sieglinde dotée de beaux moyens mais dont le timbre, un peu métallique et impersonnel, n’est pas toujours attachant. En Brünnhilde Jeanne-Michèle Charbonnet plafonne un peu, avec des moyens qui restent intrinsèquement plutôt ceux d’une mezzo-soprano à large tessiture (son meilleur passage de la soirée est l’Annonce de la Mort du II, où une certaine plénitude retrouvée révèle clairement des aptitudes qui sont davantage celles d’une Kundry, voire d’une Isolde, que d’une Brünnhilde). Ni la Fricka de Hanne Fischer ni le Hunding de Clive Bayley ne sont du bon gabarit non plus: la première a tendance à crier et piailler assez fréquemment (mais c’est là une façon crédible de chanter une scène de ménage !), et le second manque de creux et de massivité pour son personnage de brute primitive (mais cette réserve « colle » en définitive avec une conception du rôle différente qu’à l’accoutumée). Reste le cas de Jason Howard, qui a presque les moyens de Wotan mais décidément ne les possède pas tout à fait. La voix est toujours intéressante, l’investissement du texte sans reproche (très beau et intéressant récit du II), mais ce soir-là des signes de fatigue évidents apparaissent assez souvent. Physiquement en tout cas cette incarnation divine reste irréprochable, voire franchement musclée (où a-t-on déjà pu voir Wotan porter aussi facilement Brünnhilde dans ses bras?).


En fosse, enfin, l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg réussit un beau parcours, un peu déparé par certaines raideurs et quelques relâchements de fin de soirée mais d’une qualité très supérieure à celui de L’Or du Rhin l’an passé. Marko Letonja impose des tempi rapides, fragmente un peu trop un discours motivique que l’on apprécierait plus fondu, mais l’essentiel est préservé et rien ne vient perturber l’épanouissement de cette très belle soirée wagnérienne. De celles qui en tout cas s'impriment définitivement dans une mémoire d’amateur de théâtre lyrique.



Laurent Barthel

 

 

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