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Le mouvement, la poésie et le sacré Paris La Péniche Opéra 05/12/2008 - Dimitri Chostakovitch : Rayok
Edith Canat de Chizy : Formes du vent – Irisations – Moving (Trio à cordes n° 3) – Prière de Christophe Colomb (création)
Witold Lutoslawski : Bukoliki pour alto et violoncelle
Vincent Bouchot (Numéro Un, ténor), Jean-François Chiama (Numéro Deux, ténor), Paul-Alexandre Dubois (Numéro Trois, baryton), Suren Shahi Djanyan (Le président), Renaud Delaigue (basse), Vincent Leterme (piano) – Ensemble Calliopée: Maud Lovett (violon), Karine Lethiec (alto), Romain Garioud (violoncelle)
Tout au long de la saison, les sept «Lundi de la contemporaine», sous la direction artistique de Paul-Alexandre Dubois, ont offert à cinq musiciens de notre temps la possibilité de présenter un concert monographique dans le cadre intimiste de la Péniche Opéra. Mireille Larroche a souhaité placer cette série sous le signe du «discours» et du «débat»: discours des compositeurs invités, parlant de leur propre musique; débat avec le public, notamment à la table d’hôte auxquels il est convié à l’issue de la soirée. Au-delà, cette thématique a irrigué l’ensemble de la programmation, inspirant les commandes passées aux compositeurs ainsi qu’un immuable lever de rideau: Rayok (1948/1957), «cantate burlesque et satirique» de Chostakovitch, sous-titrée «Manuel pratique pour la défense du réalisme en musique contre le formalisme en musique» et singeant la pauvreté aussi funeste qu’affligeante du discours jdanovien (voir ici).
La perspective de réentendre cette partition d’un intérêt musical (volontairement) limité était moyennement séduisante. Mais en passant de deux (en février dernier) à quatre chanteurs, les jeux de scène gagnent en efficacité, d’autant que le pianiste Vincent Leterme n’hésite pas à donner de la voix pour renforcer le chœur des fonctionnaires musicaux et que Renaud Delaigue, tourneur de pages pour l’occasion, brandissant une ardoise «Applaudissez», incite les spectateurs à acclamer les orateurs.
Suscitant une affluence inespérée au regard d’une date a priori tout sauf propice, qui coïncidait avec la fin d’un long week-end de Pentecôte, ce dernier lundi était dédié à Edith Canat de Chizy. En première partie, c’est un trio à cordes issu de l’Ensemble Calliopée, avec lequel elle a engagé une collaboration depuis deux ans, dans trois de ses œuvres, qu’elle décrit comme portées par le mouvement, la poésie et le sacré, mais aussi comme marquées par une «esthétique du vitrail», où chaque partie s’inscrit dans un tout.
Des composantes réunies d’emblée dans Formes du vent (2003). Chacune de ces cinq «études de mouvement», conçues pour l’émission «Alla breve» de France Musique et créées en leur temps par Emmanuelle Bertrand, ainsi que l’œuvre elle-même portent le titre d’un vers de Pierre Reverdy, «vibratile, elliptique, insaisissable», avec lequel la musique entre parfaitement en adéquation, ici sous le bel archet lyrique de Romain Garioud. Karine Lethiec, directrice artistique de Calliopée, se joint ensuite à lui pour donner une rareté, la version pour alto et violoncelle que Lutoslawski a lui-même réalisée en 1962 de ses cinq Bucoliques pour piano écrites dix ans plus tôt. Dans le contexte historique de la cantate de Chostakovitch, il trouve la voie étroite entre le «réalisme» des mélodies folkloriques polonaises – tirées d’un recueil où Szymanowski avait déjà puisé ses Chants de Kurpie – et le «formalisme» d’un langage plus élaboré. Et il ne manque pas, par la mise en valeur du violoncelle, notamment dans le chant de l’avant-dernière pièce, de rendre hommage au commanditaire de cette adaptation, Gregor Piatigorsky.
Retour à Edith Canat de Chizy avec Maud Lovett dans les Irisations (1999) pour violon seul: ce morceau de concours pour le Conservatoire national supérieur de musique de Paris trouve sa source dans un phénomène visuel, pour en donner une traduction sonore: la diffraction d’un ré qui s’entoure de couleurs et de courbes de plus en plus riches. En l’espèce, la similitude avec les recherches de l’école spectrale tient davantage au vocabulaire qu’à la pensée, car la préoccupation centrale du compositeur n’est pas le son considéré au travers du seul prisme de l’acoustique. Ainsi, le mouvement, tant le tempo proprement dit et les contrastes dynamiques que la dialectique entre le mobile et l’immobile, revêt-il à ses yeux une importance toute particulière, «forme non langagière de la question» (Richard Millet). Moving (2001) en constitue évidemment un témoignage emblématique, avec son «énergie» et ses «surprises» héritées de Beethoven. Une troisième contribution à un genre pourtant réputé difficile, le trio à cordes, que sa formation de violoniste lui a toutefois sans doute permis d’appréhender plus aisément, de même que ce souci de ne jamais écrire contre les instruments.
Académique? Il ne faudrait pas se laisser abuser par le brillant parcours de celle qui est devenue en 2005 la première femme compositeur membre de l’Institut de France. Procédant par fragments, de tempérament versatile, son style ne s’aventure certes pas sur les terres inconnues – et, au demeurant, pas nécessairement moins confortables – de l’avant-garde, mais il ne s’en inscrit pas moins sans ambiguïté dans notre époque. Et le sentiment d’un attachement à un idéal plus sage et ordonné que rhapsodique est tout aussi trompeur, ce que vient démontrer la seconde partie, intégralement dévolue à la création de la Prière de Christophe Colomb.
Le texte de Walt Whitman – un poète qu’Edith Canat de Chizy a également choisi pour A song of joys, dont la première sera donnée le 23 mai prochain à Créteil par l’Ensemble Sequenza 9.3 et l’Orchestre national d’Ile-de-France – est réparti en six séquences et chanté, dans sa langue originale, par deux ténors et deux basses, qu’accompagne un piano. Chaque section est précédée de la lecture de quelques vers, le texte étant en outre diffusé ou projeté, toujours en français, sur trois écrans, au-dessous de gravures d’Edouard Riou et Alphonse de Neuville pour Vingt milles lieues sous les mers mais aussi de Rembrandt. L’attention n’est en rien distraite, tant ces pages âpres et puissantes saisissent l’auditeur près de vingt minutes durant, exploitant toutes les ressources des voix et du piano comme pour suggérer des timbres instrumentaux et rendre justice à l’ardente supplication du navigateur génois.
Edith Canat de Chizy a décidément su tirer parti du conseil que lui donnait son maître Maurice Ohana voici près de vingt-cinq ans: «Ne faire que la musique que vous sentez, extraite du profond de vous-même».
Le site d’Edith Canat de Chizy
Le site de l’Ensemble Calliopée
Simon Corley
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