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Les sons et les parfums de la nuit Baden-Baden Festspielhaus 09/23/2007 - et les 27 et 30 septembre à 16h Richard Wagner : Tristan und Isolde Robert Gambill (Tristan), Nina Stemme (Isolde), Katarina Karnéus (Brangäne), Stephen Gadd (Melot), Bo Skovhus (Kurwenal), Stephen Milling (Marke), Timothy Robinson (Seemann & Hirt), Michael Vier (Steuermann)
London Philharmonic Orchestra, Jirí Belohlávek (direction)
Nikolaus Lehnhoff (mise en scène), Roland Aeschlimann (décor), Andrea Schmidt-Futterer (costumes), Robin Carter (éclairages)
Cette production de Tristan et Isolde fut la plus grande réussite du Festival de Glyndebourne 2003, incursion exceptionnelle d’un ouvrage wagnérien dans un lieu dédié habituellement à des opéras plus intimistes. A l’échelle d’un petit théâtre ce fut un événement miraculeux, la proximité des chanteurs et l’indulgence de l’acoustique autorisant une écoute différente, voire l’accession au répertoire wagnérien de talents issus d’autres horizons.
C’est là que se fit connaître l’Isolde jeune et radieuse de Nina Stemme, adoubée ensuite à Bayreuth avec le succès fracassant que l’on sait… C’est là aussi que s’imposa le Kurwenal raffiné de Bo Skovhus, apportant à ce rôle de reître le raffinement inattendu d’un chanteur de Lied, comme le jeune Dietrich Fischer-Dieskau il y a longtemps, voire le Tristan de Robert Gambill, ténor en pleine maturation, coutumier naguère d’un répertoire rossinien d’agilité qui ne laissait rien augurer d’une telle prise d’ampleur et d’assurance. La direction hédoniste de Jirí Belohlávek et la production dépouillée de Nikolaus Lenhoff et Roland Aeschlimann achevaient de transporter le public dans un ailleurs idéalement poétique voire un rien désincarné : un spectacle conçu sur mesure pour un lieu incomparable.
On attendait donc beaucoup de cette reprise du Festival de Glyndebourne 2006, invitée pour trois représentations automnales par l’intendant du Festival de Baden-Baden. Et à l’issue de ce long spectacle l’émerveillement est bien au rendez-vous, malgré quelques problèmes d’adaptation. Le Festpielhaus de Baden-Baden, même judicieusement conçu, reste une vaste salle, imposant à cette vision à tous égards intime une distance qui lui nuit. Le dépouillement de la direction d’acteurs de Nikolaus Lehnhoff tombe parfois à plat dès lors que le contact visuel avec l’expression même du visage des chanteurs ne s’effectue plus clairement. Par ailleurs certains gestes réalistes semblent déplacés dans un univers aussi stylisé. Enfin le beau dispositif de Roland Aeschlimann, sorte de conque elliptique conçue par ordinateur, s’il reste d’une beauté plastique transcendante, n’est pas éclairé de façon suffisamment variée pour soutenir constamment l’attention. Pour un Liebestod d’une esthétique à couper le souffle, la scène semblant tout à coup s’affranchir de toute notion d’espace grâce à une miraculeuse illumination bleutée, d’autres moments restent relativement monotones sur des durées considérables, peinant à relancer l’intérêt visuel d’un spectacle où tout le monde semble déterminé à prendre son temps. Jirí Belohlávek cisèle l’orchestration wagnérienne à la tête d’un London Philharmonic d’une stabilité instrumentale idéale, mais en bannissant de sa direction toute notion d’urgence, ce qui peut surprendre, notamment dans un Prélude du deuxième acte dépourvu de fébrilité. Reste à se laisser porter par ces parfums enivrants et ces timbres voluptueux, au risque parfois d’une saturation, voire d’envies soudaines que tout cela avance d’une façon un peu plus décidée, en particulier dans les épanchements du Roi Marke, que l’on aura rarement perçus comme aussi bavards.
L’autre lourde sensation de pénibilité provient de Robert Gambill, très bon chanteur dont Tristan ne casse pas les moyens (le timbre reste invariable et la stabilité de l’émission ne s’altère pas, même dans les derniers éprouvants sursauts de l’Acte III) mais qui plafonne en puissance dans tous les moments héroïques : un très honorable demi Tristan seulement, qui en est réduit à marquer certaines de ses répliques sous d’implacables déferlements qui le submergent. Malgré la finesse de l’acoustique du Festspielhaus, et en dépit de la configuration favorable du décor, le sentiment de frustration qu’éveille un tel titulaire « en creux » est parfois intense, mais finalement, hélas, pas pire que d’habitude dans Tristan, quand on n’a pas Lauritz Melchior, Wolfgang Windgassen, Jon Vickers ou Ben Heppner sous la main.
Sollicités dans des tessitures plus confortables, les autres chanteurs franchissent mieux la rampe, que ce soit le Roi Marke un peu monocorde mais luxueux de Stephen Milling, la superbe Brangäne de Katarina Karnéus, d’une assurance et d’une plénitude qu’on ne connaissait guère à cette chanteuse parfois trop effacée, et le Kurwenal de Bo Skovhus, qui sait à merveille varier ses couleurs vocales en fonction des situations. Très belle assurance aussi du Jeune marin de Timothy Robinson, qui tout comme Brangäne pour ses célèbres appels bénéficie d’une situation acoustique exceptionnelle, sur les praticables situés au plafond même de la salle.
Inutile de préciser que Nina Stemme n’a besoin d’aucun artifice pour imposer une Isolde intensément vécue, dont on savoure chaque réplique en restant admiratif devant un équilibre idéal entre musicalité du phrasé et pertinence de la diction, que l’on a connu, à vrai dire, chez très peu de titulaires passées. Rarement ce rôle si redouté aura paru aussi évidemment simple, en adéquation de façon aussi naturelle avec une voix. C’est tout juste si le Liebestod révèle un rien de fatigue, l’émission accusant quelques fluctuations inconnues jusque là, voire d’infimes respirations venant parfois atténuer l’élan de la mélodie wagnérienne continue. Mais les ultimes notes superbement timbrées et nourries de «Höchste Lust» prolongent idéalement vers l’infini une expérience indicible, qui relève quand même pour l’essentiel du rêve éveillé.
Ultime remarque : alors que des milliers de wagnériens dépérissent depuis des années sur les listes d’attente de Bayreuth, et qu'il est impossible de dissocier là-bas les apparitions de Nina Stemme d'une hideuse production signée Marthaler/Viebrock, il est inexplicable qu’il reste quelques centaines de places libres dans le Festspielhaus de Baden-Baden pour un événement aussi bien distribué, une mise en scène et un décor mieux que décents, et des conditions de confort que Bayreuth n’offrira jamais…
L’envoûtement se répète encore deux fois cette semaine, et Baden-Baden n'est plus qu'à trois heures de train de Paris. Qu’on se le dise !
Le site du Festspielhaus de Baden-Baden Laurent Barthel
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