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Travail de troupe

Karlsruhe
Staatstheater
04/04/2007 -  et les 5, 7 et 9 avril 2007
Richard Wagner : Der Ring des Nibelungen
Caroline Whisnant (Brünnhilde), Lance Ryan (Siegmund & Siegfried), Edith Haller (Sieglinde & Gutrune), Terje Stensvold (Wotan-Rheingold), Thomas Johannes Maier (Wotan-Walküre & Wotan/Wanderer-Siegfried), Stefan Stoll (Alberich), John Pickering (Mime-Rheingold), Matthias Wohlbrecht (Loge & Mime-Siegfried), Ulrich Schneider (Fasolt & Hagen), Mika Kares (Fafner & Hunding), Silvia Hablowetz (Fricka, Waltraute & 2e Norne), Christina Niessen (Freia & 3e Norne), Bernhard Berchthold (Froh), Ewa Wolak (Erda), Ina Schlingensiepen (Woglinde & Ein Waldvogel), Walter Donati (Gunther), Kerstin Witt (1ere Norne), Marina Prudenskaya (Flosshilde), Carola Gruber (Wellgunde-Rheingold), Tamara Gura (Wellgunde-Götterdämmerung)
Badischer Staatsopernchor, Badische Staatskapelle, Anhony Bramall (direction)
Denis Krief (mise en scène, décors et costumes)

Karlsruhe possède comme toute métropole régionale allemande un théâtre capable de représenter les ouvrages wagnériens en quasi-routine. Le Staatstheater est une maison d’opéra moderne, dotée d’équipements scéniques bien rodés, qui entretient chaque saison un vaste répertoire (huit nouvelles productions cette année, en plus de la reprise de quatorze autres titres) et qui se doit d’inclure dans sa programmation un certain nombre d’œuvres de Wagner sans que cela déclenche forcément l’effervescence des grands jours. Question d’atavisme culturel (ce répertoire-là reste une fierté nationale, un héritage qu’il serait impensable de ne pas représenter régulièrement) mais aussi, dans le cas précis de Karlsruhe, aboutissement d’une tradition initiée très tôt, notamment par la présence prolongée du chef d’orchestre et compositeur Felix Mottl, grand wagnérien de la première heure.


Au rythme des changements de chef titulaire, il y a donc en permanence un grand projet wagnérien en cours à Karlsruhe, dont évidemment des Tétralogies construites sur plusieurs saisons. Günther Neuhold a bien réussi son Ring au début des années 1990 (il en reste un bon enregistrement live, qui atteste de la solidité du résultat), le passage de Kazushi Ono marquant ensuite une pause relative, l’élaboration du cycle suivant incombant finalement au britannique Anthony Bramall, à présent en fin de mandat.


Singulièrement, la conception scénique de ces cycles a été confiée à deux reprises à des metteurs en scène français : Jean-Louis Martinoty il y a quinze ans, Denis Krief aujourd’hui. Le Ring assez extraordinaire de Jean-Louis Martinoty, qui ne dédaignait pas l’utilisation spectaculaire d’une machinerie lourde, n’a jamais pu bénéficier d’une reprise intégrale, l’ampleur des moyens techniques à mettre en œuvre pour remettre ce travail minutieux en état de marche expliquant sans doute cet abandon. Commencé en 2004, le nouveau cycle en a tiré quelques leçons quant à l’allégement du dispositif, de récentes réductions de subventions (qui affectent tous les théâtres allemands) ayant sans doute favorisé aussi ce recentrage sur l’essentiel. Cela dit, le metteur en scène français Denis Krief, installé en Italie depuis de nombreuses années et qui aborde ici la Tétralogie pour la première fois, s’accommode avec élégance de ce dépouillement imposé, voire en tire des atouts supplémentaires. Certes son vaste plateau tournant paraît peu meublé, ou du moins garni d’austères structures de bois brut qui n’évoluent pas beaucoup au fil de l’action. Mais cette simplification en revient ni plus ni moins au dépouillement prôné naguère par Appia puis Wieland Wagner, et favorise la focalisation du regard sur un travail de direction d’acteurs raffiné, dont le moindre geste s’intègre avec cohérence dans le projet d’ensemble. Avant tout, Denis Krief clarifie une histoire compliquée en mettant en valeur ses lignes essentielles, et il aide les personnages à exister en tant que caractères vivants et passionnés. Le mot d’ordre semble l’absence de lourdeur, l’élimination de tout ce qui fait double emploi, au profit d’une gestion fluide du temps qui passe, l’investissement d’une formidable équipe de jeunes chanteurs/acteurs, avec parfois quelques clins d’œil aux physionomies éloquentes du cinéma expressionniste allemand, assurant d’elle-même la relance de l’intérêt. L’usure du temps se fait malheureusement sentir dans L’Or du Rhin, production désormais la plus ancienne. Et plus généralement, au cours de ces quatre soirées, dès qu’un titulaire change par rapport aux premières représentations, les gestes acquis en l’absence du metteur en scène ou simplement mal remémorés apparaissant tout de suite plus convenus. Mais au moins pour Siegfried et Götterdämmerung, mis au point récemment, ce travail très naturel continue à bien fonctionner. On admire la scène des Gibichungen à l’Acte I de Götterdämmerung (ou comment tenir le spectateur en haleine pendant quarante minutes avec en tout et pour tout quatre acteurs, quatre cubes de bois et un verre d’eau…), la gestion astucieuse de l’espace de jeu dans l’Acte I de Siegfried, l’intensité très économe en moyens du second Acte de La Walkyrie, voire le splendide final de L’Or du Rhin, moment très fort en dépit d’un renoncement obstiné à tout effet facile (l’absence radicale de fumée : une marque de fabrique des Ring volontaristes…).


Confrontés à ce mélange d’extrême minutie théâtrale et d’apparente désinvolture par rapport à un «spectaculaire tétralogique» ordinaire que Denis Krief se contente au mieux d’esquisser (escamotages, tempêtes, incendies, effondrements, inondations, arcs en ciel, exhibitions de chimères et autres batraciens improbables…), les wagnériens avertis réagissent avec une certaine aigreur. Un mécontentement qui s’exprime comme si le système du Regietheater, entreprise de sape des habitudes pourtant redoutablement active en Allemagne, n’avait pas encore eu d’emprise véritable sur les certitudes de ce public-là, qui n’admet toujours pas qu’on se paye (gentiment) sa tête avec un bonasse dragon de plastique vert surgissant au milieu de L’Or du Rhin, voire s’offusque d’un finale du Crépuscule des Dieux sans message clair, en tout cas plus proche d’un anéantissement général que de la soi-disant «rédemption par l’amour» attendue. Cette première vision de Denis Krief, perfectible, avec ses lacunes résiduelles, faute de temps, faute d’argent, mais aussi, tout simplement faute d’intérêt du maître d’œuvre pour des points jugés accessoires, a au moins le mérite majeur d’élargir le propos du Ring à une universalité culturelle beaucoup plus intéressante et ouverte que l’habituelle ferblanterie mythologique germanique de base. Or force est de constater que ce retour à l’essentiel et ce dépouillement déstabilisent bien davantage certains habitués des grandes scènes wagnériennes du moment, ou du moins qui s’affichent comme tels, que le néophyte. Pour un projet sans réactualisation forcenée ni provocation délibérée, d’apparence intemporelle et d’une esthétique remarquable (en particulier de superbes costumes) obtenir ce résultat à double détente (de nombreuses huées à l’issue de la première du Crépuscule des Dieux l’automne dernier) est en soi un résultat inattendu, qui donne à réfléchir.


Autre enseignement de ce cycle : les possibilités évidentes de trouver aujourd’hui des chanteurs wagnériens à part entière, qui n’ont rien d’essentiel à envier à leurs aînés d’époques révolues. Le Staatstheater de Karlsruhe dispose d’une troupe suffisamment aguerrie pour distribuer quasiment tous les emplois d’une Tétralogie à un niveau artistique étonnant. Et la tendance n’est pas différente à Mannheim, Cologne ou Dresde. Pour autant, le problème chronique de l’absence de régularité du chant wagnérien sur les scènes internationales voire Bayreuth demeure entier, puisque ce sont toujours les mêmes artistes que l’on engage sur ces scènes-là : ceux qui consentent à voyager, voire à s’enterrer vivants deux mois par été dans une lointaine cité de Franconie. Les jeunes interprètes en plein essor professionnel que l’on peut découvrir aujourd’hui à Karlsruhe n’auront pas forcément envie de passer demain leur vie dans les hôtels et les avions…


Première trouvaille : l’excellent Lance Ryan, engagé en troupe à Karlsruhe. Ses prises de rôle des deux Siegfried sont récentes et certains détails encore perfectibles (une prononciation allemande parfois curieuse), mais la voix exacte de Siegfried est là, brillante, claironnante même, sans embonpoint barytonal excessif mais avec une bonne assise. Et l’endurance physique et vocale de ce chanteur athlétique semble inépuisable. Malheureusement un timbre aussi tranchant peut aussi devenir plus métallique et instable en cas de surmenage, et Lance Ryan nous a paru déjà moins égal au cours de ce cycle que lors des premières. Il est vrai qu’on a eu l’idée désastreuse de lui faire chanter aussi Siegmund dans La Walkyrie, rôle plus court mais tuant, avec ses phrases très chargées dans le grave. A l’issue de ce marathon, retrouver Lance Ryan dans une santé vocale encore très décente pour la Mort de Siegfried reste révélateur d’une endurance remarquable. Après avoir perdu Klaus Florian Vogt, merveilleux Siegmund appelé à présent vers des scènes plus internationales, Karlsruhe a dû se rabattre sur son seul ténor héroïque disponible : certaines surcharges d’activité sont diplomatiquement difficiles à refuser, mais il serait quand même souhaitable pour un jeune chanteur de ne pas outrepasser régulièrement de telles limites. Quoi qu’il en soit, avec l’arrivée d’une génération de nouveaux Heldentenöre de ce gabarit (Lance Ryan à Karlsruhe mais aussi Alfons Eberz à Dresde ou Stefan Vinke à Cologne), le problème réputé insoluble des deux Siegfried du Ring n’est plus d’actualité.


Autre découverte : la radieuse Brünnhilde de Caroline Whisnant, jeune chanteuse qui s’impose physiquement par un gabarit lourd courageusement assumé (la liberté de jeu reste très convaincante) et vocalement par un timbre lumineux et une splendide justesse de l’aigu (des Ho-jo-to-ho idéalement en place). Il s’agit encore d’une voix héroïque en cours d’évolution, à la recherche d’une projection plus large dans le medium et le grave (ce que l’interprète essaie de masquer par une sorte de vibrato délibéré, pour tenter d’arrondir certaines notes), mais l’agréable impression de juvénilité d’une voix aussi dramatique compense vite ces quelques failles techniques qui devraient pouvoir être comblées avec le temps. Une vraie titulaire pour le Ring, Elektra, Turandot… voire demain, certainement, Isolde.


Wotan est plus inégalement distribué. Thomas Johannes Mayer peine à surnager dans Die Walküre et Siegfried, avec une voix de baryton trop claire et légère qui tente de compenser son manque de projection par une sur-articulation des consonnes, transformant la ligne de chant en une succession d’éructations et de crachottis. En revanche Das Rheingold bénéficie d’un étonnant titulaire venu de Norvège, Terje Stensvold, apparemment plus âgé, dont le timbre encore très riche aux superbes couleurs un peu rocailleuses rappellent les dernières splendeurs d’un Hans Hotter en fin de carrière.


Autres atouts : la Sieglinde émouvante d’Edith Haller, voix assez large, d’une grande plénitude sur toute la tessiture, qui lui autorise une interprétation très engagée de Sieglinde, voire une véritable présence dans le rôle souvent effacé de Gutrune, l’Alberich de très grand format de Stefan Stoll, le parfait Mime de Matthias Wollbrecht, très intéressant ténor de caractère, dans la lignée naguère d’un Gerhard Stolze (le premier soir, son Loge paraît un peu plus éteint, sans doute par méforme passagère), l’Erda atypique d’Eva Wolak, timbre sombre, étrange même, parfois envoûtant, même si l’ampleur requise pour un rôle de divinité tutélaire fait parfois défaut, et beaucoup d’individualités intéressantes parmi les Filles du Rhin, Nornes et autres Walkyries (un groupe pas très homogène, cela dit).


Seuls points faibles : Walter Donati, excellent chanteur pour le répertoire italien, mais trop pâle pour le rôle de Günther, et Ulrich Schneider, qui n’a pas le creux nécessaire pour Hagen (avec de surcroît le handicap d’une indisposition passagère, qui manque de l’empêcher de terminer la soirée). En fosse, la prestation d’Anthony Bramall, très applaudie par le public voire encensée par d’assez nombreux critiques locaux, laisse également perplexe. Direction exagérément lente, imprévisible, avec de curieuse embardées et une tendance assez générale à asphyxier les chanteurs à force de s’attarder. Et puis partout une inflation de décibels terriblement fatigante, tant pour les voix que pour le public, la battue hargneuse du chef semblant inciter les cuivres à jouer toujours plus fort. De ce côté là cette Tétralogie ressemble à une impasse, mais elle a bien d’autres atouts pour elle.


A noter : deux CD d'extraits de ce Ring ont été enregistrés sur le vif et sont disponibles à l'achat directement sur le site de l'Opéra de Karlsruhe.



Laurent Barthel

 

 

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