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Version de concert haute température Strasbourg Palais de la Musique et des Congrès 05/24/2007 - et 26 mai 2007 Richard Strauss : Salomé Nadja Michael (Salomé), Anja Silja (Herodiade), Chris Merritt (Hérode), Alan Titus (Jochanaan), Rainer Trost (Narraboth), Hanne Fischer (le Page), Oliver Ringelhahn, Kenneth Roberson, Peter Maus, Kevin Conners, Alfred Kuhn (Cinq juifs), Andreas Hörl (1er Nazaréen, 2e Soldat), Andreas Kohn (1er Soldat), Carlos Aguirre (2e Nazaréen), Patrick Bolleire (Un Cappadocien), Naïra Ghazaryan (un esclave)
Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Marc Albrecht (direction) Lors des négociations qui ont précédé sa nomination à Strasbourg, Marc Albrecht a souhaité qu'on le dispense de toute activité dans la fosse de l’Opéra National du Rhin, préférant réserver ses efforts de chef de théâtre aux maisons allemandes prestigieuses où sa carrière s'était déjà bien développée. Si toutefois l’Orchestre de Strasbourg pouvait quand même bénéficier de temps en temps de l’expérience lyrique de son nouveau chef titulaire, ne serait-ce que sous forme d’opéras donnés régulièrement en version de concert, on en serait ravi, du moins si l’on en juge par cette fulgurante Salomé, sans doute la performance la plus accomplie de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg depuis plusieurs années.
Après de nombreuses saisons de fréquentation des théâtres germaniques, Marc Albrecht s’est apparemment constitué un très joli carnet d’adresses, parvenant à réunir pour cette Salomé une affiche brillante jusqu’aux plus petits rôles. Car si une filière bayreuthienne (Marc Albrecht a dirigé plusieurs fois Le Vaisseau Fantôme sur la Colline verte) semble évidente quant à l’engagement de Nina Stemme, Isolde qui a fait souffler un salutaire vent de santé vocale sur le Festival Wagner ces derniers étés, c’est en revanche l’ordinaire de luxe des troupes de Berlin, Dresde, Cologne et Munich que l’on a rassemblé à Strasbourg, pour assurer les brèves interventions des Juifs, Nazaréens, Soldats et autres silhouettes souvent peu prolixes mais toutes importantes. Et quand le pugnace Kevin Conners ou l’immense voix du vétéran Alfred Kuhn vous empoignent une phrase de 4e ou 5e Juif, la notion de second rôle prend vraiment tout son sens. Souhaitons aux quelques jeunes chanteurs locaux figurant au générique, issus de la petite troupe des Jeunes voix du Rhin, au moins une carrière de cette envergure-là, éminemment respectable. Quant au «mariage» de Chris Merritt et Anja Silja, c’est le genre d’appariement génial qui décoiffe. Découvrir les cris rauques de l’Hérodias de Silja, il y a plus de dix ans, à Stuttgart, reste un souvenir personnel très fort : la voix était déjà en lambeaux mais sitôt cette odieuse poison entrée en scène on ne regardait plus qu’elle, guettant chacun de ses feulements. Curieusement aujourd’hui les moyens semblent moins délabrés, avec des aigus d’une force intacte, et toujours ces graves térébrants, d’une indescriptible laideur, qu’on ne se lasse pas d’écouter. Quant aux éclats de rire de cette mégère mythique, ils ont les couleurs saturées et métalliques des graphismes dont Klimt aimait souligner ses portraits. La versatilité de Chris Merritt, ex-belcantiste de renom, est plus étonnante encore, la dégénérescence du personnage s’exprimant moins par les lézardes du matériel vocal (patentes, mais jamais gênantes en tant que telles) que par de fantastiques talents de diseur et d’acteur. La voix, assez claironnante mais parfois couverte par l’orchestre, n’a pas tout à fait l’ampleur héroïque requise. Cela dit l’incarnation du personnage est si intense que le contact n’est jamais rompu, avec même quelques beaux moments comiques à la clé (Hérode en paraîtrait parfois presque sympathique…). Placé tantôt hors scène, derrière le plateau, tantôt à la droite du chef, Alan Titus reste conforme au personnage de Jokanaan bien rôdé qu’il incarne en ce moment dans la nouvelle production de l’Opéra de Munich, avec la même indifférence butée face aux charmes que Salomé vient lui présenter de très près. Le rôle ne demande pas forcément davantage de caractérisation, même si on peut rêver d’une voix plus expressive dans un tel emploi, révélant d’éventuelles faiblesses humaines sous l’inflexibilité du fanatisme religieux. Autres luxes : Rainer Trost en Narraboth frémissant, pas toujours très assuré mais d’une indéniable présence, et le Page onctueux de Hanne Fischer, déjà remarquée en Fricka dans le récent Rheingold de l’Opéra du Rhin.
Finalement, pas de Nina Stemme pour couronner cette affiche de rêve. C’eût été une prise de rôle dans des conditions idéales, mais gageons que ce n’est que partie remise, et souhaitons pour l’instant un prompt rétablissement à la grande Isolde de notre époque, empêchée par un problème de santé sans gravité mais invalidant. Restait à trouver une remplaçante à la hauteur de l’occasion, ce qui a donné quelques sueurs froides à la direction artistique de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg. S’il a été possible assez vite de s’assurer la collaboration de la chanteuse allemande Nadja Michael pour les répétitions et les deux soirées strasbourgeoises, en revanche le déplacement parisien est resté beaucoup plus longtemps à pourvoir, toutes les Salomé potentielles étant apparemment déjà engagées ici ou là (ce concert sera finalement assuré par Janice Baird).
Bien que Nadja Michael ait effectué récemment des débuts remarqués dans le rôle de Salomé à la Scala de Milan, on pouvait craindre quelques problèmes d’adaptation pour une chanteuse dont on se souvenait surtout comme d’une mezzo-soprano ouvertement volcanique (notamment une Eboli de très grand format dans Don Carlo). Finalement la migration récente vers des emplois plus aigus (le même itinéraire qu’une Shirley Verrett naguère) semble s’effectuer avec bonheur, la voix conservant des graves magnifiques qui mettent bien en valeur les aspects les plus érotiques et « art nouveau » du rôle. Les répétitions obstinées de « Je veux la tête de Jokanaan », écrites volontairement par Strauss hors tessiture, acquièrent ici un relief saisissant. Sur toute la durée de la soirée, qui impose une présence continue sur le plateau, quelques signes de fatigue affectent un scène finale un peu moins fascinante, où l’intensité de l’incarnation semble soudain affaiblie, avec quelques problèmes de stabilité et de justesse de l’aigu qui trahissent l’investissement plus récent de ce registre-là. Mais globalement cette prestation flamboyante méritait bien l’ovation tonitruante qu’elle a déclenchée dans une salle quasi-comble.
En ces temps de mises en scène lyriques problématiques, les versions de concert ont parfois des mérites qu’on ne leur soupçonnait pas. La solution choisie à Strasbourg est habile, avec les seconds rôles en retrait sur les côtés de l’orchestre, partition sous les yeux, et les premiers rôles de part et d’autre du chef, sans partition (l’effort de mémorisation n’est sans doute pas évident, aucun souffleur ne venant indiquer les répliques), quelques talents de comédiens exceptionnels suffisant à créer un vrai spectacle, sur lequel chacun peut réussir à greffer son imaginaire. On n’en veut pour preuve que l’attractive entrée en scène de Salomé, longiligne silhouette d’ex-championne de natation drapée dans une superbe robe rouge vermillon, qui ne peut laisser indifférent. Et puis, autre particularité intéressante : c’est bien l’orchestre qui devient le vrai personnage principal d’une telle soirée. Ce flamboyant tintamarre straussien, cocktail multicolore d’habitude engoncé dans une fosse dont ne s’échappent que des contours et des coups de boutoir, et qui peut s’étendre ici dans toutes ses dimensions et reliefs. Grâce à un intense travail de fond, le Philharmonique de Strasbourg se montre à la hauteur de cette chance qui lui est offerte, la répartition de l’orchestre straussien par grands blocs lui convenant finalement bien : impressionnante assurance de la rangée trompettes-trombones-tuba, un rien moins de sérénité dans le groupe des cors, flûtes en bien meilleure formation que d’habitude, avec en prime toujours de splendides pupitres dans la petite harmonie (premier hautbois, première clarinette, contrebasson…) et une percussion d’une frénésie sauvage dans la Danse des sept voiles. Une Salomé rutilante, fin prête pour tenter l’épreuve de l’acoustique chirurgicale de la Salle Pleyel le 29 mai.
Laurent Barthel
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