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Succomber ou résister ? Paris Théâtre du Châtelet 04/16/2007 - et 19, 21 avril 2007 Jules Massenet : Thaïs Renée Fleming (Thaïs), Gerald Finley (Athanaël), Fabrice Dalis (Nicias), Nicolas Courjal (Palémon), Rebecca Bottone (La charmeuse), Marie Devellereau (Crobyle), Nora Sourouzian (Myrtale), Caitlin Hulcup (Albine), Laurent Alvaro (Le serviteur de Nicias)
Chœur Accentus (direction Laurence Equilbey (chef de chœur), Orchestre de Paris, Christoph Eschenbach (direction)
L’Opéra de Paris ne daignant pas programmer du Massenet, grâce soit rendue à l’Orchestre de Paris de nous avoir offert l’opéra de la courtisane rédimée. Dira-t-on pour autant que cette Thaïs nous ait comblé ? Pas vraiment : ce concert de grande qualité s’est avéré très inégal.
Renée Fleming, à défaut d’avoir des registres égaux – le bas médium et le grave doivent être trafiqués – a gardé la splendeur de ses aigus, où l’on trouve à la fois la douceur du miel et l’éclat du diamant, jusqu’à ces contre-ré facultatifs qui ont mis le public du Châtelet dans la transe des grands soirs. Sanglée dans une robe de Dior digne de la voluptueuse Alexandrine, vivant son rôle presque comme sur une scène, elle s’identifie assez bien à la pécheresse sensuelle et allumeuse, puis apeurée et repentante, convertissant enfin les ardeurs de la chair en élans mystiques. C’est d’ailleurs dans les extases du troisième acte qu’on la préfère – la fin, illuminée, constitue un moment d’intense émotion – ou dans « L’amour est une vertu rare » : les phrasés glamour dont elle a le secret y font merveille, si grisants qu’on finit par oublier une articulation plus pâteuse encore que celle de Joan Sutherland. Là gît le cœur de la question : pur produit de la mondialisation du chant, la star néglige les canons du style français, fondé sur un certain type de déclamation, lui-même fondé sur une intimité approfondie avec la prosodie – Massenet recommandait, dit-on, à ses interprètes de s’inspirer des acteurs de la Comédie-Française. Les adieux à Nicias, au premier acte, tombent ainsi complètement à plat, là où une autre Américaine nommée Beverley Sills, qui était loin d’avoir toute cette crème chantilly dans le timbre, pouvait, pour l’intelligence du texte, rivaliser avec les meilleures représentantes de l’école française. Les passages les plus emportés la mettent aussi en porte-à-faux, avec des effets véristes outrés, comme si elle forçait sa nature – c’est le cas lorsqu’elle aborde le bel canto italien. Bref, Renée Fleming est une grande chanteuse d’aujourd’hui, qu’on aime et qu’on déteste tout à la fois, à laquelle on succombe tout en lui résistant. Rien à voir en tout cas, côté stars, avec une Anna Netrebko, qui est loin d'avoir cette classe.
A propos d’école, Gerald Finley convainc beaucoup plus : on comprend tous les mots et il a, pour le coup, le sens de la prosodie française – l’articulation étant une condition nécessaire mais non suffisante de la déclamation. On comprend qu’il chante Golaud, alors qu’on imagine mal Renée Fleming en Mélisande. Le moine fanatique est bien là, d’autant plus fanatique qu’il se ment à lui-même, prêcheur ou tortionnaire, ivre de désir ou éperdu de tendresse. Néanmoins la médaille, chez lui aussi, a son revers, Thaïs et Athanaël se situant, en quelque sorte, à fronts renversés : là où la séduction de la première était avant tout vocale, le second se trouve confronté à un rôle au-dessus de ses moyens, contraignant ce styliste accompli à chanter en force, le mettant au troisième acte au bord de l’épuisement, sans parler d’aigus dangereusement ouverts – ce qui ne l’a pas empêché de partager le triomphe de sa partenaire. Les seconds rôles sont en général parfaitement distribués, du Palémon très noble de Nicolas Courjal aux charmantes mais jamais ridicules Crobyle et Myrtale de Marie Devellereau et Nora Sourouzian, exception faite de la Charmeuse vinaigrée de Rebecca Bottone – on regardait surtout sa superbe robe rouge à volants. Que Fabrice Dalis ait, pour remplacer Barry Banks défaillant, appris Nicias en quelques jours est méritoire ; cela dit, s’agissant d’un emploi sans grande difficulté, on aurait pu s’attendre à autre chose que du déchiffrage, d’autant plus qu’il s’est parfois situé à un tout autre niveau, notamment à Genève dans La Ville morte en 2006. Ce remplacement, au demeurant, est très significatif : si l’on arrive pas à trouver de par la France ou de par le monde un chanteur ayant déjà Nicias à son répertoire, l’opéra français est en fâcheuse posture. Autre sujet d’étonnement : on ne voit pas pourquoi le chœur a été réduit à un chœur de chambre, fût-ce celui de Laurence Equilbey, dans toute l’œuvre ; cela se conçoit dans les tableaux intimistes, mais n’a guère de sens chez Nicias, où l’on est proche du grand opéra.
Christoph Eschenbach a bien fait travailler son orchestre, qui ne joue pas Massenet tous les jours, notamment sur les couleurs, si essentielles ici, et Philippe Aïche méritait d’être chaleureusement applaudi après la fameuse Méditation. Il dégage ainsi des atmosphères, en particulier dans les tableaux de la Thébaïde, tout en conduisant le drame comme dans une fosse. Il ne peut s’empêcher cependant d’appuyer parfois les effets – il a l’exotisme un peu laborieux –, d’étirer les tempos – la scène de la Charmeuse n’en finit plus –, en un mot de diriger Massenet comme il ne faut pas diriger Wagner. Mais l’ensemble se tient et il pourrait bien, finalement, nous avoir offert avec cette Thaïs une de ses meilleures prestations de la saison.
Didier van Moere
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