Back
Scarpia versus Cavaradossi Zürich Opernhaus 01/07/2007 - et 10, 13* janvier 2007 Giacomo Puccini : Tosca Norma Fantini (Tosca), Marcelo Alvarez (Cavaradossi), Ruggero Raimondi (Scarpia), Reinhard Mayr (Angelotti), Martin Zysset (Spoletta), Giuseppe Scorsin (Sacristain), Rolf Haunstein (Sciarrone), Nathalie Zagoda (Jeune berger), Kresimir Strazanac (Officier)
Chœur, chœur d’enfants et Orchestre de l’Opéra de Zürich, Nello Santi (direction)
Ezio Frigerio (décors), Franca Squarciapino (costumes), Jürgen Hoffmann (lumières), Gilbert Deflo (mise en scène)
L’Opernhaus de Zürich est une des dernières scènes internationales à mettre à l’affiche une distribution homogène avec plusieurs chanteurs extraordinaires et non à se concentrer sur une star et à “remplir” avec des artistes qui ne peuvent pas souffrir la comparaison. En témoigne cette reprise de Tosca qui compte un monstre sacré, Ruggero Raimondi, et un des plus grands ténors actuels, Marcelo Alvarez! La soirée est donc placée sous le signe de l’exceptionnel et elle est riche en émotions diverses.
La mise en scène de Gilbert Deflo est classique, belle mais parfois un peu ennuyeuse. Loin de là l’idée d’encenser les mises en scène modernes provocatrices, décalées et hors-sujet, mais il faut toutefois reconnaître que l’on reste un peu sur sa faim devant l’absence de direction d’acteurs. Heureusement que Ruggero Raimondi est un comédien à l’art consommé et que Marcelo Alvarez ne cesse de s'aguerrir sur scène sinon l’ensemble risquerait d’être assez soporifique. La mise en scène n’apporte donc pas une lecture très originale de l’opéra mais elle a le mérite de ne pas le dénaturer. Le décor est unique mais évolutif: en effet le premier acte se passe dans l’église comme le suggèrent les bancs et l’autel. L’entrée de l’église, représentée par un côté un peu orné, reste présente pour les deux actes suivants, ce qui est assez invraisemblable quand l’action est censée se dérouler sur la terrasse du château Saint-Ange… Le deuxième acte est bien imaginé car d’un côté Scarpia a son bureau et de l’autre sa table pour dîner. Le troisième acte est assez magique car le fond de scène est presque transparent et on voit en ombres chinoises les gardes faire leur ronde. Peu d’idées novatrices donc dans cette mise en scène, excepté un petit moment comique: le sacristain entre en scène en faisant le ménage des bancs et un nuage de poussière s’échappe de son chiffon. Toujours dans le premier acte, on ne voit pas Cavaradossi peindre, il a seulement à la main un dessin. En revanche Gilbert Deflo déroge à la tradition car Tosca se suicide à l’aide d’un pistolet, et non en se jetant du haut du château Saint-Ange, et elle s’effondre sur le corps de son amant. Les costumes sont tout aussi classiques mais très sayants: on retiendra longtemps l’image de Ruggero Raimondi, costume noir et perruque blanche, s’agenouillant sur le devant de la scène pendant le “Te Deum”. Tosca porte une somptueuse robe bordeaux pour les deux derniers actes. Cette mise en scène simplissime permet de se plonger entièrement dans l’œuvre et les spectateurs ne peuvent que davantage être sensibles au drame qui se déroule sur scène.
Norma Fantini est une chanteuse peu, voire pas, connue en France, mais son curriculum vitae commence à compter de bien belles salles (Monnaie, Met, Munich…). Elle a une voix assez jolie sans être singulière, puissante sans être tonitruante comme certaines Tosca. Sa composition de la cantatrice est assez intéressante car elle fait évoluer son personnage et n’est pas d’emblée autoritaire, dominatrice. Elle apporte des accents assez doux et séducteurs à “Non la sospiri” au premier acte pour mieux sortir les griffes dans la confrontation avec Scarpia. Enfin au dernier acte elle laisse déborder son amour pour Cavaradossi avec une voix plus légère et plus frêle. Son “Vissi d’arte” est assez bien mené avec de jolies nuances et une sincérité qui rend cette chanteuse attachante. Ses aigus sont assez doux et émouvants mais les nombreux décalages avec l’orchestre l’empêchent de laisser libre cours à sa musicalité. Malheureusement elle est parfois affublée d’un fort vibrato dans les aigus et elle a tendance à hurler pour passer l’orchestre (duo “Trionfal di nova speme” avec Cavaradossi au troisième acte).
Marcelo Alvarez est idéal dans le rôle de Cavaradossi. Sa composition est une réussite complète car dès les premières notes il s’impose comme un peintre humain et simple. Son entrée en scène avec “Che fai” est d’une grande humilité et il vit totalement le personnage sans faire de ses deux airs des morceaux de bravoure. Dans “Recondita armonia”, son hymne à Tosca est sincère et s’il tient longuement les notes à la fin de “sei tu”, c’est parce qu’il s’adresse vraiment à elle en pensée. La voix est superbe et il peut nuancer de mille couleurs son chant et exécuter des transitions fines. Le ténor réussit magistralement le fameux passage “vittoria” au deuxième acte et, libéré ensuite de son stress, il se déchaîne totalement dans l’échange qui suit avec Scarpia. Marcelo Alvarez s’est véritablement emparé de ce rôle en essayant de justifier toutes les notes, toutes les interventions: avec d'autres que lui, les cris de douleur “ohimè” se limitent souvent à des cris: non seulement il tient admirablement les notes, mais il leur donne un sens avec un crescendo et des nuances. Le dernier acte est véritablement celui de Cavaradossi avec un “E lucevan le stelle” mémorable. Enfin il met ses célèbres mezza-voce au service de “O dolci mani” avec une voix qui se fait la plus douce possible et sur un tempo très lent pour davantage accentuer l’amour ardent mais désespéré qu’il voue à Tosca.
Ruggero Raimondi connaît son Scarpia sur le bout des doigts et il ne joue pas Scarpia, il EST Scarpia. On a beaucoup dit que le chanteur avait perdu sa voix, qu’il était moins agile ces derniers temps et pour cause il dépasse les soixante-cinq ans! Mais en l’entendant ce soir, toutes ces réserves volent en éclats! Pour en parler une bonne fois pour toutes, sa voix n’accuse absolument pas le poids des années, elle est d’une puissance incomparable comme en témoignent les quelques aigus tenus au début du deuxième acte et elle ne fait défaut à aucun moment, même dans les passages plus legato. Et quand bien même, l’interprétation est tellement fine, tellement subtile que toutes les petites imperfections vocales s’en trouveraient amoindries. En effet, d’un geste, d’un regard, Ruggero Raimondi glacerait n’importe quelle Tosca! Dès son entrée en scène il s’impose comme un homme tyrannique, dominateur et pervers, mais faillible: cette faille s’appelle l’amour! Les notes beaucoup plus douces, plus langoureuses qu’il émet quand il songe à Tosca ou bien quand il s’adresse à elle au premier acte en sont le reflet. Mais le Scarpia méchant n’est jamais très loin comme le sous-entend l’air “Ha piu forte” qu’il débute avec un superbe crescendo. Il utilise ce même procédé, mais avec plus de froideur et de haine distillée peu à peu, dans “Legato mani e piè”. Un immense artiste qui domine son personnage à la perfection!
Les rôles secondaires sont bien tenus avec une mention spéciale pour l’Angelotti de Reinhard Mayr. Il s'impose par une voix solide, une présence scénique intéressante et met bien en relief le personnage épisodique du prisonnier politique. Spoletta est également très bien joué par Martin Zysset qui met sa voix pointue et percutante de ténor léger au service de ce renard de la police. Il donne corps au personnage et abandonne les tempi lents de Nello Santi pour tenter de retrouver le rythme vif et saccadé que Puccini a écrit pour ce rôle. Rolf Haunstein complète bien la distribution en Sciarrone tandis que Giuseppe Scorsin se taille un franc succès en incarnant le sacristain, car il lui apporte l’humour et la bonhomie adéquats. Le jeune berger, en revanche, est plutôt décevant car la voix de Nathalie Zagoda est assez aigre, pas toujours très juste.
Le seul point noir de cette soirée est la direction de Nello Santi. Ce chef reçoit une ovation à son arrivée dans la fosse et il est très apprécié à Zürich. Mais pourquoi dirige-t-il aussi lentement? Ses tempi sont beaucoup trop allongés, il détaille toutes les notes, ce qui certes peut se défendre, mais c’est au détriment de la musique! On ne compte plus alors les décalages avec les chanteurs et une certaine tension se crée car les solistes ne sont plus très bien assurés pour attaquer telle ou telle note. Ruggero Raimondi prend le parti de chanter à son tempo et c’est alors le chef qui est obligé de le suivre. Marcelo Alvarez est plus discipliné et il ne semble pas aussi libre et aidé qu’au Covent Garden au printemps dernier, quand il abordait ce rôle sous la direction d’Antonio Pappano. Cette esthétique rend toutefois la fin du deuxième acte (quand Tosca met en scène la mort de Scarpia) et le début du troisième acte très beaux et très douloureux.
Cette représentation restera exceptionnelle grâce à un Cavaradossi au chant d’une incroyable beauté et à un Scarpia roué et charmeur. Un grand moment d’opéra et de théâtre comme on aimerait en voir plus souvent… sur nos scènes françaises!
Manon Ardouin
|