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Apothéose d'ouverture...

Strasbourg
Palais de la Musique et des Congrès
09/17/2006 -  et les 13/9 à Lucerne (Kultur und Kongresszentrum), 15/9 à Essen (Philharmonie), 29/10 à Francfort (Alte Oper), 31/10 à Freiburg (Konzerthaus), 2/11 à Vienne (Konzerthaus), 3/11 à Budapest (Palais des Arts)
Arnold Schoenberg : Gurrelieder
Melanie Diener (Tove), Yvonne Naef (le Ramier), Robert Dean Smith (Waldemar), Gerhard Siegel (Klaus-Narr), Ralf Lukas (le Paysan), Andreas Schmidt (Récitant)
Chœur de la Radio Bavaroise, Chœur de la Radio MDR de Leipzig, Orchestre Symphonique du SWR Baden-Baden et Freiburg, Michael Gielen (direction)

On ne croise pas souvent d’exécution intégrale des Gurrelieder dans une carrière de musicien. S’atteler à une tâche aussi lourde reste en général l’exploit d’une seule occasion, très rarement renouvelé (même Pierre Boulez n’y est pas revenu, sauf erreur, depuis trente ans). Inutile de s’appesantir sur les proportions gigantesques de l’œuvre, dont les difficultés ne se limitent d’ailleurs pas à ce problème d’effectif (un projet « Mammouth », selon les termes mêmes du service de communication de l’Orchestre du SWR). Bien sûr, rien que le nombre de cordes requis équivaut déjà à l’intégralité d’un orchestre normal, ce à quoi s’ajoutent une cinquantaine de pupitres de vents, une petite dizaine de percussionnistes et un ensemble choral fourni : donc de 300 à 500 exécutants en moyenne. Mais il faut surtout souligner les difficultés d’équilibre que pose l’ensemble, les effets de masse recherchés par Schoenberg portant moins sur quelques passages cataclysmiques (évidemment présents, mais pas si fréquents) que sur la substance même du tissu orchestral : une vie organique interne particulièrement riche qu’il y a lieu de mettre en valeur sans l’écraser.


Au cours des deux dernières décennies, tous les chefs engagés dans la défense des classiques du 20e siècle ont tenu à se frotter à ce mastodonte au moins une fois : Abbado, Levine, Sinopoli, Zagrosek, Rattle, Janssons, Runnicles… En revanche manquait à l’appel le nom de Michael Gielen, pourtant l’un des plus éminents spécialistes de la musique du siècle dernier, et de l’œuvre d’Arnold Schoenberg en particulier. Une lacune réparée tardivement (Gielen a aujourd’hui 79 ans) mais à un degré d’accomplissement qui laisse stupéfait, même quand on a pu s’habituer de longue date aux prestations de l’un des chefs les plus brillants de sa génération. Dans ces gigantesques Gurrelieder, les facultés d’analyse de Gielen ont affaire à forte partie, mais le résultat est d’une perfection rare, magnifié par la précision d’un orchestre dont la transparence a décidément peu d’équivalents au monde. Au delà de l’impression de noyade auditive que suscite le premier contact avec une masse de musiciens aussi pléthorique on se laisse vite guider et sécuriser par la constante maîtrise du chef : silhouette impeccablement droite, gestique économe et puissante à la fois, qui ne laisse aux hasards du concert que ce qui a été une fois pour toute déterminé comme secondaire. Le plus incroyable reste peut-être les arrêts brutaux de cette masse sonore en mouvement : un seul geste peut imposer tout à coup un silence impressionnant, semblant taillé au couperet, sans rien qui déborde. Mais la précision des ostinati et la maîtrise des dynamiques, y compris dans les passages les plus délirants (la Chasse sauvage des vassaux de Waldemar est un moment de pure folie, qu’il faut avoir vécu au moins une fois en direct), ne sont pas moins époustouflants. Mémorable performance, longuement ovationnée, la pâleur anormale de Michael Gielen à l’issue de ce marathon indiquant toutefois que certaines limites physiques ont peut être été atteintes ce soir-là.


Une fois surmonté le choc de cet impressionnant montage orchestral et choral, faut-il pourtant oublier que, même totalement atypiques, il s’agit toujours ici pour l’essentiel d’une succession de « Lieder » pour solistes, qui devraient en principe laisser aux voix et aux textes chantés un relatif espace de projection. Vu la surcharge en parties intermédiaires (pour diriger la création viennoise de l’œuvre, Franz Schreker avait dû commander un papier à musique spécial, comportant un nombre de lignes inhabituellement élevé), il est bien difficile de reprocher au chef de couvrir fréquemment les chanteurs. Un déséquilibre inévitable, faute de pouvoir recourir à ces tempéraments vocaux surpuissants que l’on rencontrait couramment au début du XXe siècle, et qui aujourd’hui ont presque totalement disparu. Robert Dean Smith n’est en aucun cas un heldentenor, même s’il parvient à se tirer honorablement du rôle titre de Tristan à Bayreuth. En dépit de tensions terribles, qui altèrent la qualité de son timbre de façon de plus en plus inquiétante à mesure que la soirée avance, ses chants de Waldemar peinent à franchir en force la barrière dressée par l’orchestre. Mais au moins son engagement physique est-il bien réel, contrairement à ce qui se passe pour la Tove sans aura de Melanie Diener, dont quelques larges gestes des bras tentent vainement de compenser la confidentialité parfois agaçante de la projection. Dans un tel contexte Yvonne Naef, de surcroît favorisée par une texture orchestrale moins dense, n’a aucune peine à s’imposer dans le Chant du Ramier. Un moment de grâce qui déborde enfin de ce lyrisme généreux fâcheusement absent des Lieder précédents.


La seconde partie est plus équilibrée, grâce au beau tempérament dramatique de Gerhard Siegel dans le rôle du Bouffon et au Sprechgesang très « musical » d’Andreas Schmidt, un vrai baryton, qui tire évidemment profit de sa longue expérience de chanteur. Contrairement à ce qui se passe quand on confie ce dernier monologue de l’ouvrage à un comédien, le problème du prétendu manque d’unité des Gurrelieder se pose moins, le quasi-parlando pratiqué par Andreas Schmidt ne se révélant finalement pas si éloigné de certaines intonations hasardeuses des chanteurs entendus auparavant… Mais là encore se pose le problème de l’audibilité, le public assis dans la grande salle du Palais des Congrès ne bénéficiant pas des équilibres plus favorables aux voix reconstitués ultérieurement pour la retransmission radiophonique et une probable édition discographique. Pour éviter aux chanteurs de s’épuiser en vain dans ce genre d’ouvrage démesuré, ne serait-il pas finalement plus logique qu’une discrète amplification vienne occasionnellement leur prêter main forte, sous réserve évidemment que l’opération soit supervisée par un assistant doté d’une véritable sensibilité musicale ? La question mérite au moins d’être posée.


Pour mieux justifier l’irruption cette apothéose du post-romantisme en ouverture d’un festival contemporain, qui certes a toujours réservé une place à certains classiques du 20e siècle, mais en général d’un progressisme plus incisif, les idéologues du Festival Musica se sont livrés à une curieuse gymnastique, visant à monter en épingle les nombreux miasmes novateurs contenus dans la partition. Certes Schoenberg a étalé sa composition sur plus de dix ans, et son style a évolué au cours de cette longue période. Mais rappelons que cette mutation se révèle essentiellement perceptible dans l’orchestration, et non dans le texte musical même. Parler d’un compositeur touché au cours de la longue gestation de l’œuvre par le souffle soudain de la modernité paraît donc exagéré, ou du moins sans grande incidence pratique dans l’écriture des Gurrelieder, même s’il s’agit là d’une idée couramment répandue et acceptée. Plutôt que d’entériner ce genre de contorsions, remercions plutôt Musica d’avoir eu le pragmatisme d’étendre à la fois son esthétique et son calendrier (il a fallu commencer le Festival plus tôt que d’habitude) afin de pouvoir accueillir ce concert exceptionnel. Et regrettons que l’absence de toute publicité explicite (il fallait avoir la curiosité d’ouvrir la brochure-programme de Musica, certes largement diffusée, pour connaître l’existence de ce concert) ait limité l’audience de la soirée au public des habitués du festival, insuffisant en nombre pour remplir la salle en complément de la sempiternelle brochette d’officiels des concerts d’ouverture.


A ceux qui auraient manqué cette soirée historique on peut indiquer toutefois une session de rattrapage, puisque cette grande tournée de concerts fera étape au Konzerthaus de Freiburg en Breisgau, à moins d’une heure de route de Strasbourg, le 31 octobre prochain.


Et pour terminer, signalons à Jean-Dominique Marco, Directeur de Musica, interrompu au cours de son allocution d’ouverture par une sonnerie de téléphone portable provenant de la salle, et profitant de l’occasion pour souligner qu’ «aucun compositeur, même contemporain, n’a prévu d’inclure ce genre de sonneries dans ses œuvres», qu’il n’est pas dans le vrai. On lui citera par exemple The unanswered call, pour violon, piano, cordes et téléphones portables, du compositeur géorgien Alexander Bakshi, né en 1952… Ceci non par simple goût de la contradiction ou de l’anecdote amusante, mais simplement pour rappeler qu’en parlant de création contemporaine il est hautement prudent d’éviter des mots aussi dangereux qu’« aucun » et « jamais » !


A noter :
- la retransmission de ce concert sur France Musique le mercredi 27 septembre 2006
- pour d’éventuels curieux : l’enregistrement de The unanswered call est accessible dans l’un des nombreux récitals non-conformistes du violoniste Gidon Kremer (Kremerland, DG 484311), un CD joyeusement inessentiel mais bien conçu.




Laurent Barthel

 

 

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