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Rouge et or : luxe et grandes voix Milano Teatro alla Scala 01/24/2006 - et les 26, 29 janvier, 1, 4*, 8 et 10 février Giuseppe Verdi : Rigoletto Marcelo Alvarez (le Duc de Mantoue), Andrea Rost (Gilda), Alberto Gazale (Rigoletto), Riccardo Zanellato (Sparafucile), Anna Maria Chiuri (Maddalena), Ernesto Panariello (Monterone), Riccardo Chailly (direction), Gilbert Deflo (mise en scène), Ezio Frigerio (décors), Franca Squarciapino (costumes) Créée en 1994, cette production de Rigoletto demeure l’un des grands classiques de la Scala, magnifiée par les décors somptueux d’Ezio Frigerio. On se laisse immanquablement séduire par ces salles de palais ducal croulant sous les ors et les sculptures, d’autant plus que cette somptuosité ne se laisse apercevoir à dessein qu’à la dérobée, un jeu habile sur les perspectives et les points de fuite permettant d’éviter toute sensation d’écrasement par un luxe trop clinquant. Les décors d’extérieur, parois de brique déclinées en larges façades de palais classiques ou en murs plus délabrés d’allure post-industrielle, ne sont pas moins originaux, sorte de quintessence d’une architecture italienne à la fois élégante et décrépite. Production splendide de bout en bout, magnifiée par d’habiles éclairages (la lumière flatteuse dispensée par les verrières colorées des appartements du duc, le rayon de lune livide qui vient baigner le duo final…) ce spectacle garde beaucoup d’allure, même si les chatoyants costumes renaissance de Franca Squarciapino, un peu trop multicolores et chargés, n’atteignent pas toujours le même niveau d’originalité.
De la mise en scène de Gilbert Deflo, il ne subsiste malheureusement plus grand chose : des grandes lignes, des mouvements d’ensemble globalement coordonnés, mais pour les solistes c’est avant tout chacun pour soi. Et dans leurs airs les chanteurs s’adressent évidemment à la salle bien davantage qu’à l’éventuel partenaire présent à côté d’eux. Mais qu’importe finalement puisque le public qui remplit la Scala vibre avec chaque interprète et semble le stimuler par une sorte d’électricité latente constamment perceptible. Avouons qu’il serait dès lors particulièrement discourtois de pas affronter une telle présence comme il se doit : de face, les bras largement déployés, juste devant la rampe…
Pour ses débuts dans la production Marcelo Alvarez fait la conquête de la salle dès son air d’entrée. L’élégance vocale est grisante, l’émission ni trop légère ni trop héroïque, la fraîcheur des aigus conservée… chaque intervention de ce Duc de Mantoue exceptionnel se savoure pour son aisance et son style. Dommage simplement que Marcelo Alvarez, s’il a gardé la voix d'un jeune premier, en ait à ce point perdu la silhouette (il nous semble quand même lui l’avoir vu il y a peu de temps nanti d’un tour de taille moins généreux….). Le Rigoletto d’Alberto Gazale, un habitué de la Scala dans ce rôle, peut compter sur l’appui d’un auditoire acquis d’avance. L’incarnation du personnage est sympathique, le jeu scénique plutôt convaincant et la voix intéressante. Cela dit, on reste assez loin ici des spécificités habituelles du baryton Verdi, avec un manque évident sinon de volume du moins de largeur du timbre dans le haut medium et l’aigu. La Gilda d’Andrea Rost réussit quant à elle à garder une fraîcheur remarquable (elle était déjà des premières représentations de la production, il y a douze ans). Caro nome semble rêvé d’une voix vraiment élégiaque mais sans aucune perte de substance. Le trille reste immanquablement beau, et le contre mi facultatif du duo de vengeance est émis sans aucune stridence. Le Sparafucile de Riccardo Zanellato, le Monterone d’Ernesto Panariello et la Maddalena sonore à souhait d’Anna Maria Chiuri complètent honorablement cette distribution équilibrée.
Dernier atout de la soirée : Riccardo Chailly, à qui échoit le rôle difficile de reprendre un spectacle presque toujours dirigé jusqu’ici par Riccardo Muti. Sa conception paraît un peu différente, moins travaillée dans les détails mais d’une efficacité dramatique sans doute supérieure, avec de grandes lames de fond qui parcourent l’orchestre, d’une outrance superbement romantique. Par ailleurs les chanteurs sont étroitement guidés et soutenus, constamment stimulés afin que la tension ne se relâche jamais. Un très beau parcours, servi par un investissement physique impressionnant.
Une Scala qui paraît donc pour l’instant se maintenir dans une belle continuité. En dépit des turbulences qui ont agité son administration au cours des deux dernières années ce théâtre reste bien l’un des derniers temples d’une certaine conception de l’opéra, fondée avant tout sur l’excellence musicale, dans un superbe écrin scénique (sans parler de la salle, fraîchement restaurée, qui brille de tous ses ors). Conception essentiellement hédoniste, d’un art lyrique consommé au plus haut niveau, mais possible pour combien de temps encore ?
Laurent Barthel
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