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Audaces, ratages et mondanités : un bilan contrasté Salzburg Grosses Festspielhaus et Felsenreitschule 08/05/2005 - Franz Schreker : Memnon, prélude à un grand opéra
Ludwig van Beethoven : Ah ! Perfido
Gustav Mahler : 4e Symphonie
Karita Mattila (soprano), Orchestre Philharmonique de Vienne, Daniele Gatti (direction)
Felsenreitschule, 6 août
Franz Schreker : Die Gezeichneten
Robert Brubaker (Alviano), Anne Schwanewilms (Carlotta), Wolfgang Schöne (Lodovico Nardi), Robert Hale (Adorno), Michael Volle (Tamare), Orchestre Symphonique de Berlin,
Kent Nagano (direction), Nikolaus Lehnhoff (mise en scène), Raimund Bauer (décors), Andrea Schmidt-Futterer (costumes)
Felsenreitschule, 7 août
Wolfgang Amadeus Mozart : Die Zauberflöte
Michael Schade (Tamino), Genia Kühmeier (Pamina), Anna-Kristiina Kaapola (La Reine de la Nuit), René Pape (Sarastro), Markus Werba (Papageno), Martina Jankova (Papagena), Burkhard Ulrich (Monostatos), Franz Grundheber (Sprecher), Chœurs de l’Opéra de Vienne, Orchestre Philharmonique de Vienne, Riccardo Muti (direction), Graham Vick (mise en scène), Paul Brown (décors et costumes)
Grosses Festpielhaus, 8 août
Giuseppe Verdi : La Traviata
Anna Netrebko (Violetta Valéry), Rolando Villazon (Alfredo Germont), Thomas Hampson (Giorgo Germont), Diane Pilcher (Annina), Paul Gay (Baron Douphol), Helene Schneidermann (Flora), Luigi Roni (Grenvil), Choeurs de l’Opéra de Vienne, Orchestre Philharmonique de Vienne, Carlo Rizzi (direction),Willy Decker (mise en scène), Wolfgang Gussmann (décors), Susana Mendoza (costumes)
Grosses Festpielhaus, 9 août
Beaucoup de remue-ménage, d’échafaudages et de coffrages tout juste secs cette année à Salzbourg, où smokings et robes du soir ont dû cohabiter avec échafaudages et parois de béton nu, à peine masqués par quelques moquettes et tableaux posés à la hâte. A terme le Kleines Festspielhaus détruit sera remplacé en juillet 2006 par une salle toute nouvelle, rouge, blanche et noire, déjà baptisée «Maison pour Mozart».
Pour l’instant ces travaux coûteux et âprement débattus ont au moins le mérite d’avoir permis le remaniement de la tribune des spectateurs du Felsenreitschule adjacent. Avec à la clé une nette amélioration de la visibilité pour les catégories les moins chères, une augmentation du nombre de places disponibles et surtout une modification notable de l’acoustique, à présent plus favorable aux voix et à la perception des détails de l’orchestre.
Les répétitions dans ce Manège des Rochers ont souffert de la proximité de ce chantier, un bataillon de femmes de ménage devant se mobiliser pour aspirer chaque jour les monceaux de poussière recouvrant le plateau. Mais l’intelligence avec laquelle Nikolaus Lehnhoff et Raimund Bauer ont su occuper ce lieu magique pour les représentations de Die Gezeichneten méritait bien de se donner tant de mal. Finalement, cette scène extrêmement large, dont le mur de pierre percé de trois rangées de loges est devenu mondialement célèbre, n’est jamais aussi impressionnante que quand on la laisse quasiment nue, sans architecture parasite. Une évidence qui n’a plus guère été prise en considération depuis vingt ans (en fait depuis les productions de Jean-Pierre Ponnelle), avec chaque été une prolifération de décors et de praticables qui ont obstinément défiguré l’endroit (et même fait mourir l’arbre enraciné là depuis des décennies). Cet été, en prenant place devant ce mur enfin dégagé, avec seulement à l’avant-plan la statue d’un corps féminin allongé sur laquelle toute l’action va se passer, on est déjà rassuré : la soirée va se concentrer sur l’essentiel, un théâtre dépouillé, sans accessoires ni effets faciles.
Car ressusciter un opéra de Schrecker autrement qu’en version de concert n’a rien d'évident, et pour Die Gezeichneten on frôle même la mission impossible. Le livret est sidérant (sans doute le plus scabreux jamais proposé à l’opéra : en comparaison même Hindemith, Ligeti, Bussotti ou Penderecki n’ont commis que des peccadilles rigolotes), tant on y aborde de façon explicite, sous couvert d’une renaissance italienne de pure convention, les débordements sexuels de l’élite décadente de l’époque et les névroses explorées par une psychanalyse en plein essor. Schrecker a obtenu un beau succès de scandale ainsi, dans les années 1910, cela dit la débauche sensorielle de sa musique est telle qu’elle semble aujourd’hui un peu démodée, surtout par son obstination maladive à chatouiller la sensualité refoulée du bourgeois. C’est dommage car intrinsèquement, par son raffinement harmonique et la sensibilité de sa conduite mélodique, l’inspiration de Schreker paraît bien plus égale et riche que les racolages cuivrés de Richard Strauss et Korngold.
En tout cas Nikolaus Lenhoff a bien compris qu’ici c’est la partition seule qui donne le ton, et qu’il n’est pas possible de représenter vraiment ce que la musique doit se charger seule d’évoquer. Dans les années 1910, il était hors de question de montrer quoi que ce soit d'explicite à l’opéra, et notre époque en revanche en a tant vu qu’il faudrait en rajouter beaucoup trop pour réussir encore à choquer qui que ce soit ! Le superbe travail de Lehnhoff évite le ridicule (y compris dans la grande scène d’orgie du dernier acte, passage de tous les dangers), voire réussit encore à déstabiliser (la transformation du rôle titre en transsexuel, idée arbitraire mais finalement très juste, et surtout, lors du dénouement, la suggestion du caractère pédophile de la débauche meurtrière perpétrée en coulisse…). Au vu des difficultés de l’entreprise, le parcours est exemplaire. Quant aux rares tentatives récentes de mettre l’ouvrage en scène (et au premier chef le peep-show morbide exhibé par Martin Kusej à Stuttgart, avec tronçonneuses en action, strings cuir et carotides tranchées saignant à grands jets), elles s’en trouvent complètement ridiculisées.
Musicalement aussi la soirée est prodigieuse, du niveau des plus grandes heures du festival. Kent Nagano oublie pour une fois sa froideur pour détailler sans inhibition tous les méandres d’une musique dont il restitue à merveille la sensualité, peut-être justement parce que son interprétation repose au départ sur une analyse d’une technicité très clinique. Dans la fosse l’Orchestre Symphonique de Berlin n’a pas à rougir d’une confrontation directe avec la Philharmonie de Vienne. Très engagé physiquement, le plateau vocal est le meilleur possible, malgré quelques imperfections inévitables dans de tels rôles. Anne Schwanewilms endosse intelligemment les fragilités cristallines de son emploi de grande névrosée (d’une telle surcharge psychanalytique qu’on ne peut jamais y croire vraiment), Robert Brubaker est émouvant dans son rôle d’amoureux transi efféminé (qui n’est plus horriblement laid, comme l’indique le livret, mais seulement «différent»), et le Tamare de Michael Volle approfondit jusqu’à l’insoutenable son personnage délibérément abject. Pour le reste, rien que du luxe (Robert Hale en Adorno, Wolfgang Schöne en Podestat), et après un dernier spasme scénique (la tête de la statue exsude des flots de sang, sur le corps prostré d’Alviano) l’ovation d’un public unanime, manifestement convaincu.
Pour l’avenir d’une « Schreker-Renaissance » attendue depuis des années (et à notre sens méritée, au moins pour la valeur musicale de ces œuvres) ce spectacle va évidemment jouer un rôle important, de même que l’ensemble de manifestations satellites programmées par Peter Ruzicka. L’exposition présentée dans un coin du foyer est un peu décevante, mais la présence d’oeuvres méconnues de Schreker au programme de plusieurs concerts est la bienvenue. L’Orchestre Philharmonique de Vienne est ainsi appelé à se pencher sur le cas de Memnon, conséquent portique symphonique conçu pour un ouvrage lyrique jamais écrit ensuite. Sous la baguette précise de Daniele Gatti le résultat est fascinant : très bel exercice d’expression orchestrale en arabesques sensuelles, dignes du meilleur Klimt. Une mise en bouche conséquente mais à la mesure d’un concert très généreux, avec en seconde partie une 4e Symphonie de Mahler d’une totale perfection instrumentale (valorisée par Daniele Gatti, par ailleurs un peu trop soucieux du détail au détriment de la grande ligne) et la présence chaleureuse de Karita Mattila, à la peine dans Ah Perfido de Beethoven, décidément inchantable, mais très à l’aise (ce qui n’a rien d’évident pour une voix aussi large) dans le Lied final de Mahler.
Pourquoi se rendre encore à Salzbourg aujourd’hui ? Pour l’attrait d’une politique scénique qui tente sans succès de louvoyer entre des écueils inconciliables ? Il est permis d’en douter. Alors, à défaut, pourquoi pas se contenter du plaisir rare d’écouter de soir en soir cette Philharmonie de Vienne à son meilleur (et en général plus en forme qu’à Vienne, où elle n’est pas toujours d’un niveau égal). Sans doute aujourd’hui l’orchestre qui a su le mieux préserver son identité, grâce à un professionnalisme à toute épreuve et à la conscience aiguë de chacun d’appartenir à un ensemble d’élite, une sorte de formation de musique de chambre de grand format. Particulièrement magique, au Felsenreitschule, l’impalpable début du Poco adagio de la 4e Symphonie de Mahler, avec la moitié de l’orchestre les yeux fermés, écoutant l’autre rentrer sur la pointe des archets… Mais même en fosse, l’Ouverture de La Flûte enchantée, fastueusement phrasée par Riccardo Muti, ou le Prélude de La Traviata, avec des violoncelles soyeux et suaves (et pourtant le chef, Carlo Rizzi, est simplement à la hauteur de sa tâche, sans génie) sont des moments inoubliables. Mais le problème est qu’ensuite le rideau se lève, et avec lui refont surface tous les problèmes qui minent l’opéra aujourd’hui.
Avouons que la gestion d’un Festival lyrique de prestige est devenue bien difficile, et on comprend Peter Ruzicka d’avoir jeté l’éponge pour l’après-2006. Les exigences de renouveau visuel formulées à cor et à cri par une critique germanique suffisante et blasée, et d’un autre côté la fracture qui divise maintenant le public, pour moitié présent par nécessité sociale et prêt à conspuer toute audace, pour moitié plus initié et s’offusquant alors souvent, au contraire, de toute approche trop conventionnelle… Il est devenu impossible de satisfaire tout le monde, avec à la clé au mieux d’interminables discussions (ce plaisir de l’argutie stérile qui ravit tant nos voisins germaniques, débats d’autant plus redoutables que la structuration cartésienne du raisonnement y brille souvent par son absence…). En réalité, loin de cette utopie du forum permanent, on constate plutôt l’installation inquiétante à Salzbourg d’une sorte d’apathie, de la part d’un public trop élégant pour protester, qui range désormais les metteurs en scène au même rayon que d’autres plaies estivales telles qu'inondations, tourista, moustiques... calamités contre lesquelles il vaut mieux s’endurcir faute de pouvoir s’en débarrasser.
Dans le genre la production de Graham Vick déclenche tout au long d’une lamentable Zauberflöte des sensations de prurit incoercible, que la salle gère silencieusement, poussant tout au plus quelques soupirs d’agacement, avant de se disperser après trois applaudissements consternés. Difficile de ne pas détester de bout en bout ce travail hideux et déprimant, dont le pessimisme et l’intellectualisme s’inscrivent en porte à faux complet avec La Flûte enchantée, un ouvrage au contraire séduisant pas ses multiples niveaux de lecture, du théâtre populaire de tréteaux au conte philosophique. Oublions ce Tamino quadragénaire, ridicule dans sa tenue d’ado attardé, ce Papageno baba cool triste et vulgaire, l’asile de vieillards sur lequel règne Sarastro et qui semble l’accomplissement ultime de la vie (l’initiation serait-elle simplement le recul apporté par le grand âge ?… l’idée n’est pas inepte, mais elle est indésirable ici, véritable cheveu tombé sur la soupe). Contrairement au précédent opéra qu’il dirigeait à Salzbourg, il y a dix ans déjà, et dont il avait fini par claquer la porte, Muti est cette fois resté stoïquement à son poste dans la fosse, et pour cause, puisqu'il a lui même souhaité collaborer avec cette équipe scénique là. Toutefois il se contente de gérer les affaires courantes, ce qui n’est pas peu dire, vu le niveau de l’orchestre, mais ce qui n’est pas suffisant non plus. Bonne équipe de chanteurs, du moins selon les standards mozartiens actuels, mais sans rien qui dépasse vraiment du lot. Pire qu’un échec : une soirée lugubre.
En comparaison, évidemment, La Traviata ravit. Et pourtant, après le battage publicitaire exagéré fait autour de cette production, on avoue l’avoir abordée sans dispositions indulgentes : toutes les places disparues du bureau de location en quelques semaines, des billets vendus au marché noir jusqu’à 1000 euros pièce, des coups de téléphone désespérés à la direction du Festival dans l’espoir d’assister quand même au « show with Anna Netrebko »… Jugée sur place, la superstar de la soirée, effectivement, se révèle à la hauteur de l’attente. Tous les aspects du rôle de Violetta lui conviennent, autant les vocalises du 1er acte (mais sans contre-mi) que l’écriture plus lyrique voire spinto des actes suivants. La maîtrise de la ligne est souveraine, le timbre inaltérable et la justesse impeccable. Reste que l’on n’a jamais l’impression d’être en présence d’une femme minée par la maladie, mais simplement d’une superbe hétaïre qui de temps en temps se plie en deux de douleur pour mieux rebondir ensuite. Et la mise en scène en rajoute encore au dernier acte, joué sur une scène vide à laquelle manque quand même un accessoire utile (eh oui : un lit !), ce qui contraint la mourante à continuer à courir sans répit.
Très belle idée scénique, cela dit, que de focaliser toute la production sur son héroïne et sur le temps compté qui lui reste. Et un résultat pour une fois aussi esthétique sur la maquette que dans la traduction en taille réelle de ce concept dépouillé sur l’immense plateau du Grosses Festspielhaus. Quelques moments de vrai génie dans la mise en scène, dont la magistrale gifle assénée à Alfredo par Germont père, bon expédient pour faire passer la médiocre cabalette qui suit, dont les vocalises mal écrites passent ici sur le compte de l’hébétude du personnage, affolé d’être allé beaucoup trop loin. Admirable traitement aussi des scènes de divertissement du second tableau de l’Acte II véritable cauchemard qui attise la rage d’Alfredo et légitime ensuite son comportement insultant (la colère le poussera à faire pénétrer des billets de banque à peu près partout sur le corps de Violetta, y compris même dans sa bouche…). Tout atteste d’une direction d’acteurs peaufinée par cinq longues semaines de répétitions. Cela dit ce travail qui ne laisse aucun geste au hasard recèle finalement moins d’émotion brute que la plus banale des scénographies traditionnelles, souvent davantage apte à faire pleurer Margot, du moins dès lors que l’interprète principale parvient à extérioriser une véritable détresse dans son chant
Avouons que si l’on verse une larme à la fin de cette production, c’est bien grâce au seul Rolando Villazon, recroquevillé dans un coin, serrant convulsivement sa petite fleur de camélia blanc. En définitive, le devenir de sa Violetta, trop belle plante livrée à la convoitise d’une masse masculine indistincte, indiffère un peu (silence total, plutôt révélateur, après Addio del passato, alors même que le chef arrête l’orchestre en prévision d’applaudissements qui n’éclatent pas). La meilleure incarnation de la soirée est sans doute celle de Thomas Hampson, parfait dans sa composition de père rigide, même s’il n’a pas tout fait la couleur vocale du rôle. Rolando Villazon semble fatigué, avec un aigu terni et quelques approximations, mais le cahier des charges de la mise en scène est tellement lourd que ceci explique peut-être en partie cela.
Un bel accomplissement scénique et musical, et pourtant l’impression d’un spectacle fabriqué jusqu’au plus intime rouage. Ce n’est que cela aujourd’hui, l’idéal d’un Festival de musique de haut niveau ? On sort de cette Traviata ébahi, mais pas forcément rassuré.
Laurent Barthel
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