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Fatum et passions Baden-Baden Festspielhaus 07/11/2005 - Piotr Tchaikovski : L’Enchanteresse
Olga Sergeeva (Nastassia), Vladimir Grischko (Le Prince Youri), Viktor Chernomortsev (Le Prince Nikita), Olga Savova (La Princesse Yevpraksia), Alexei Tanovitsky (Mamyrov), Elena Vitman (Niénila), Tatiana Kravtsova (Polya), Vladimir Felenchak (Païssi), Choeurs et Orchestre du Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg, Valery Gergiev (direction), David Pountney (mise en scène), Robert Inne-Hopkins (décors), Tatiana Noginova (costumes), Mimi Jordan Sherin (éclairages)
Festpielhaus, 11 juillet
Piotr Tchaikovski : Eugène Onéguine
Vladimir Moroz (Eugène Onéguine), Elena Lasorskaya (Tatiana), Nadezhda Serdiuk (Olga), Evgeny Akimov (Lenski), Gennadi Bezzubenkov (Le Prince Grémine), Svetlana Volkova (Mme Larina), Olga Markova-Mikhaylenko (Filipievna), Vladimir Felenchak (Monsieur Triquet), Mikhail Petrenko (Zaretski, Le Capitaine), Choeurs et Orchestre du Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg, Valery Gergiev (direction), Moshe Leiser et Patrice Caurier (mise en scène), Christian Fenouillat (décors), Agostino Cavalca (costumes), Christoph Forey (éclairages)
Festspielhaus, 12 et 15* juillet
Piotr Tchaikovski : La Dame de Pique
Vladimir Galouzine (Hermann), Irina Gordei (Lisa), Viktor Chernomortsev (Tomski), Vassili Gerello (Yeletski), Irina Bogacheva (La Comtesse), Olga Savova (Pauline), Choeurs et Orchestre du Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg, Valery Gergiev (direction), Alexander Galybin (mise en scène), Alexander Orlov (décor), Irina Tscherednikova (costumes), Gleb Felschtinsky (éclairages)
Festspielhaus, 14 et 16* juillet
Les affinités de Valery Gergiev avec le Festival de Baden-Baden se sont consolidées très tôt, en fait dès l’inauguration du Festspielhaus (1998). Encore relativement peu connu à l’époque, Gergiev fut engagé pour diriger le tout premier concert public du Festival, en remplacement de Georg Solti décédé quelques mois plus tôt. Survint ensuite la faillite précoce de l’institution, suivie de son repêchage financier in extremis par Alberto Vilar, mécène international qui put être contacté… grâce à l’intervention directe de son ami Valery Gergiev ! Des débuts difficiles, mais de ceux qui scellent les vrais partenariats durables.
Gergiev a gagné dans l’affaire sa principale vitrine occidentale pour les productions du théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg, avec une importante marge de liberté dans le choix des œuvres programmées. Quant au Festival de Baden-Baden, il a pu afficher ainsi tout un lot de productions relativement peu coûteuses d’ouvrages lourds du répertoire international, qu’il lui aurait été impossible de présenter autrement. Car cette activité d’exportation de Valery Gergiev à Baden-Baden ne s’est jamais limitée à l’opéra russe : Don Giovanni, Don Carlo, Traviata, Otello, Macbeth, Salomé, Lohengrin, voire deux exécutions complètes de la Tétralogie wagnérienne se sont ainsi succédés au fil des étés, en marge des plus prévisibles Boris Godounov, Mazeppa, Le Joueur et autres Ange de feu, avec un bonheur musical et scénique à vrai dire variable, mais toujours dans des conditions artistiques au moins intéressantes.
Très peu de chanteurs invités pour cette programmation abondante, la troupe du Mariinski étant jugée assez riche pour distribuer l’ensemble des grands rôles, souvent en alternance, avec des options de rechange choisies tardivement, parfois même une heure seulement avant le lever du rideau. Au fil des années on a pu ainsi se familiariser avec un chant russe d’une extrême diversité, mais comptant à vrai dire assez peu d’étoiles irréprochables : des tempéraments forts, une véritable souplesse stylistique permettant de s’approcher de relativement près des exigences de répertoires très divers, mais aussi une certaine négligence dans la finition du travail, parfois décevante pour des voix disposant d’un capital de départ aussi fabuleux. Ici on chante large, sonore, mais pas toujours juste et guère nuancé, quelques exceptions confirmant heureusement la règle : l’excellent ténor Gegam Grigoriam, hélas desservi par un physique ingrat, le plus inégal Viktor Lutsiuk (Don Carlo incertain mais remarquable Lohengrin), la fraîche et sensible Olga Guriakova, l’impressionnante voix dramatique d’Olga Savova...
Il est vrai que la cohérence de ces représentations reste avant tout assumée par l’orchestre, d’une sûreté d’intonation et d’une constance de niveau instrumental qui continue d’étonner chaque soir. Ceci n’exclut pas quelques incertitudes, mais toujours charriées dans un mouvement d’ensemble si impérieux qu’on ne peut pas s’en formaliser. Et la beauté des pupitres solistes (cette année tout particulièrement les cors) fait toujours rêver. Présent au pupitre en permanence (pour ce Festival 2005 : cinq représentations lyriques et deux concerts en sept jours) Gergiev coordonne tout cela avec un curieux mélange d’énergie mais aussi, l’air de rien, d’économie physique bien calculée (station souvent assise, du moins en fosse, gestique limitée à l’essentiel, importance énorme laissée au regard…), déjà toute l’expérience d’une vraie maturité.
Quant à l’aspect scénique des productions, il s’est notablement amélioré. On a connu des débuts difficiles, avec des toiles peintes mal accrochées et des directions d’acteurs caricaturales. On a vu aussi intervenir quelques metteurs en scène plus « audacieux », éventuellement importés d’occident, mais dont les travaux se sont vite trouvés laminés dans une routine qui les privait de sens, voire défigurés par des rapiéçages assurés par d’autres intervenants. Actuellement un certain équilibre s’installe, avec des productions pas trop lourdes et bien entretenues, d’une audace qui nous semble mesurée (mais qui doit paraître beaucoup plus fracassante à Saint-Pétersbourg), évitant en tout cas le ridicule et parvenant même à passionner.
L’idée d’une programmation cet été exclusivement consacrée à Tchaïkovski est sans doute née ainsi : de la disponibilité fortuite de trois productions exceptionnelles maintenues en bon état de marche. Signée par l’audacieux et à vrai dire imprévisible David Pountney, la mise en scène de L’Enchanteresse est tout particulièrement intéressante. A défaut d’une fidélité littérale à un livret quasi-impossible à mettre en scène dans ses vrais meubles (auberge et palais à Nijni-Novgorod, chasses, sorciers, isbas, forêts, moines paillards, moujjiks dansants, etc.) tout se déroule ici dans une pièce uniformément blanche d’un possible palais de Saint-Pétersbourg, univers russe occidentalisé qui pourrait être celui des derniers Romanov. Figures familiales dynastiques rigides, petites et grandes intrigues (menées notamment par le personnage de Païssi, faux moine vagabond dans le livret et ici très crédible sosie de Raspoutine), le tout se nouant fréquemment autour d’une grande table rectangulaire qui tout à la fois réunit les protagonistes du drame et les tient à distance les uns des autres. Un parti pris scénique risqué, qui n’évite pas toujours une certaine monotonie visuelle, surtout au 1er acte, mais assure à l’ensemble de la soirée une vraie cohérence et parvient parfois à accumuler une tension dramatique extraordinaire (le dernier tableau, délirant et macabre à souhait, rendu avec une efficacité si diabolique qu’on en oublie l’absurdité du livret).
Beaucoup plus classique mais très soigné dans le détail, l’Eugène Onéguine de Moshe Leiser et Patrice Caurier s’occupe surtout d’approfondir les situations psychologiques, grâce à un jeu sur les gestes et l’expression des visages extrêmement fouillé (bouleversante scène de la lettre, dont chaque mouvement semble conçu pour émouvoir). Le décor n’est ni beau ni laid mais très bien éclairé. Et son dépouillement a le mérite de ne pas déranger. Seule vraie innovation de la production : un 3e acte qui se passe tout entier à l’extérieur, dans le froid et la neige. La Polonaise initiale y gagne en crédibilité, simple défilé d’invités qui descendent de voiture pour rentrer dans un palais dont la chaleur les attend, mais on renâcle un peu à voir Onéguine affronter ici un froid prétendument glacial vêtu d’une simple redingote (la passion amoureuse réchauffe, certes, mais à ce point !).
Production 100 % russe cette fois, et un peu plus ancienne, la Dame de Pique d’Alexander Galybin intrigue, curieux mélange d’originalité et de mauvais goût. Les scènes chorales ont l’air emprunté, les costumes alternent entre de belles reconstitutions d’époque et d’improbables surplus sortis de vieilles malles, les éclairages seraient parfois davantage à leur place dans une boîte de nuit… mais le concept d’un espace unique modelé à vue par d’immenses rideaux que l’on tire en diagonale est habilement utilisé. Et la scène de la mort de la Comtesse est sans doute la plus prenante que l’on ait pu voir jusqu’ici, avec son éclairage parcimonieux et ses fascinants jeux visuels sur les ombres des personnages. Bien que l’interprète de la Comtesse ne soit pas vocalement à son meilleur, l’intensité de son incarnation, littéralement portée de surcroît par un orchestre fantomatique et hypnotique (prodigieux contrôle exercé sur les timbres par Gergiev en fosse : un exploit de direction comme on n’en vit pas souvent), fait de cette scène un réel sommet. Dès lors la production réussit à s’imposer, même si elle est loin d’être parfaite.
Lui font défaut aussi, à vrai dire, quelques chanteurs stratégiques. Vladimir Galouzine, décidément inusable (avec toutefois une majoration assez nette de l’instabilité de notes tenues problème qu’on lui a toujours connu, mais qui à présent dérange davantage) ne peut porter à lui seul une soirée à laquelle manque une Lisa plus émouvante (Irina Gordei, voix puissante et saine mais sans guère d’attention accordée à l’expression), un Tomski plus fascinant (le poussif Viktor Chernomortsev, par ailleurs très insuffisant dans L’Enchanteresse, et pas davantage à son aise ici, dans un rôle court mais d’une importance stratégique) et même un Yeletski raisonnablement présent (Vassili Gerello, comme à son habitude trop réservé). Seule Pauline (Olga Savova, superbe) et dans une certaine mesure la Comtesse d’Irina Bogacheva sont ici au niveau de l’Hermann de Galouzine, ovationné à juste titre au rideau final.
Distribution inégale aussi pour L’Enchanteresse, avec un couple d’amoureux en forme moyenne (Olga Sergeeva et Vladimir Grischko) : le volume y est mais pas la justesse, d’une incertitude criante (le grand duo de l’Acte III : éruption vocale à plein régime dont la tonalité exacte reste parfois nébuleuse), Olga Savova parvenant ici encore à monopoliser l’attention, dans un rôle de princesse bafouée et malfaisante très construit et bien maîtrisé.
Bel équilibre en revanche pour Eugène Onéguine, confié à une distribution très jeune, dominée par la Tatiana d’ Elena Lasorskaya, pourtant apparue sur l’affiche à peine quelques dizaines de minutes avant le début de la soirée : voix typée mais fraîche, visage curieusement anguleux mais très expressif, une merveilleuse interprète pour un rôle formidablement payant dès lors qu’il est interprété avec une telle sincérité. L’Onéguine de Vladimir Moroz est parfait dans son personnage de jeune freluquet égocentrique, le Lenski d’Evgeny Akimov a bien la ferveur romantique un peu décalée que l’on attend de son rôle, et les seconds plans sont tous parfaitement attribués, la troupe du Mariinski servant ici d’inépuisable réservoir à silhouettes dont la mise en scène n’a plus qu’a mettre en valeur l’authenticité. Sans doute la meilleure soirée de ce mémorable cycle Tchaïkovski pas absolument homogène mais où rien n’indiffère. Une splendide semaine lyrique en tout cas.
Laurent Barthel
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