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Passions et routine Strasbourg Opéra National du Rhin 06/10/2005 - - et les 13, 15, 19*, 22 juin à Strasbourg, les 1er et 3 juillet à Mulhouse, La Filature Alban Berg : Lulu Melanie Walz (Lulu), Hedwig Fassbaender (La Comtesse Geschwitz), Dale Duesing (Le Dr Schön, Jack l’Eventreur), Fabrice Dalis (Alwa), Eric Huchet (Le Peintre, Le Nègre), Franz Mazura (Schigolch), Paul Gay (Le Dompteur, L’Athlète), Jens Kiertzner (Le Banquier), René Schirrer (Le Directeur de Théâtre), Gary Rideout (Le Marquis, Le Prince, Le Valet de chambre), Susanne Reinhard (Le Lycéen, Le Groom), Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Günther Neuhold (direction), Andreas Baesler (mise en scène), Andreas Wilkens (décors), Suzanne Hubrich (costumes)
Andreas Baesler occupe à demeure le poste de «metteur en scène en chef» du Musiktheater im Revier de Gelsenkirchen. Une carrière à l’écart des tapages orchestrés par la critique allemande, qui lui permet de se forger au jour le jour une vraie compétence dont atteste cette production de Lulu très soignée : direction d’acteurs canalisant fermement les comportements individuels mais préservant un vrai naturel, analyse pertinente et jamais prétentieuse des situations… en rien une relecture mais bien une mise en valeur respectueuse d’une œuvre qui n’a pas besoin d’être sur-interprétée pour s'imposer.
La seule vraie singularité de la soirée est d’ordre décoratif: un dispositif sciemment morbide, remarquablement manié. Dès le lever de rideau aucune ambigüité n’est possible : salle carrelée verdâtre et décrépite, superposition de tiroirs qui s’ouvrent chacun sur un cadavre dont on aperçoit les pieds livides… on se trouve bien dans une morgue ou un institut de médecine légale. Une ambiance ni grand-guignolesque ni outrée, mais simplement d’un réalisme crédible, évidemment oppressant, teinté d’un rien de fantastique. A mesure que l’action avance ce décor s’efface sous l’accumulation des meubles, tentures, tableaux… sans toutefois se faire totalement oublier, avant de réapparaître au complet dans le dernier tableau (très beau « coup de théâtre final : escamotage subit des dernières tentures, toutes les portes tombent, révélant des murs aveugles… l’enfermement définitif de l’héroïne est accompli). Propos métaphorique fidèle somme toute aux intentions de Wedekind et Berg, et qui récupère habilement au passage le principe des «vanités» (ces allégories ou natures mortes très prisées au XVIIe siècle, évoquant l’omniprésence de la mort sous des formes plus ou moins codées). On ne peut qu’admirer ici la pertinence du propos, doublée d’une efficacité redoutable… y compris malheureusement sur l’humeur du spectateur, qui risque fort de ressortir de la salle avec un moral en chute libre.
C’est là sans doute la seule véritable objection que l’on puisse opposer à cette production : le destin du rôle-titre ne devrait pas s’y tisser avec la même implacabilité de celui de Wozzeck. Le langage musical de Lulu est plus perceptiblement changeant, son argument aussi, d’un pessimisme qui devrait pouvoir se teinter d’échappées salvatrices vers un monde rêvé, naïvement facile et policé, certes hors d’atteinte, mais que l’on devrait quand même pouvoir entrevoir de façon plus prégnante. De nombreuses équipes de metteurs en scène/décorateurs l’on compris: les parois de marbre noir et les clairs de lune oniriques de Patrice Chereau/Richard Peduzzi à Paris, les allusions à la peinture américaine surréaliste de David Alden/Giles Cadle à Munich, l’esthétisme des constructions monumentales de Pet Halmen à Toulouse… Or rien dans le travail très efficace du décorateur Andreas Wilkens ne possède cette salvatrice fonction de contrepoids d’une réalité sordide, y compris même le luxueux mobilier du Dr Schön, poussiéreux et délibérément laid. De là à accréditer que Lulu est une œuvre constamment sinistre, il n’y a qu’un pas. Et on regrette que le public strasbourgeois, peu familiarisé avec cette œuvre, ne puisse en garder qu’un souvenir aussi délétère.
Une impression qui ne sera pas corrigée par le soutien de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, qui a apparemment opté pour une prestation tout juste décente, d’un rayonnement limité. Certes la fosse est d’une acoustique trop mate et il y fait sans doute horriblement chaud en cette période déjà estivale, mais ces conditions difficiles suffisent-elles à justifier l’indifférence d’instrumentistes débitant au mètre linéaire une musique qui semble n’avoir pour eux aucun sens ? Un lyrisme aux abonnés absents, des couleurs atones, des fanfares de cuivres qui s’effondrent en borborygmes absurdes : difficile de réduire le prodigieux orchestre de Berg à un minimum syndical moins engageant. Paradoxalement c’est l’orchestration de Friedrich Cerha pour le 3e acte, travail que l’on peut pourtant juger bien en deçà de la ductilité de l’écriture instrumentale des actes précédents, qui sonne le mieux : moins de lignes et de divisions des pupitres, des enchaînements plus prévisibles… Là au moins, l’orchestre se libère, mais trop tard : le constant découplage scène-fosse qui plombait les deux actes précédents a définitivement compromis l’impact musical de la soirée. Impossible dans un tel contexte de parler équitablement de Günther Neuhold, que l’on a entendu diriger de passionnantes Lulu ailleurs, et qui ici semble aux commandes de manettes qui répondent mal, engluées par la routine.
Dommage pour une distribution par ailleurs de haute volée. Mélanie Walz s’investit beaucoup dans un rôle qui la dépasse un peu vocalement (l’aigu met du temps à se stabiliser, le medium manque de corps et disparaît parfois dans les tutti orchestraux) mais dont elle s’acquitte en définitive avec une sincérité touchante. Hormis quelques rares problèmes de justesse Hedwig Fassbaender chante une somptueuse Comtesse Geschwitz, Dale Duesing est un Dr Schön efficace, qui surexpose peut-être un peu trop la rigidité psychique du personnage, Fabrice Dalis triomphe vaillamment de la tessiture meurtrière d’Alwa, Paul Gay est un superbe Athlète, presque trop stylé pour cet emploi d’histrion, et les seconds rôles sont impeccablement distribués. Enfin, petit luxe appréciable, Franz Mazura, impose constamment sa géniale dégaine de Schigolch encombrant et sonore, performance largement rôdée au Staatsoper de Munich tout au long de l’année dernière et qui fascine de plus en plus, ne serait-ce évidemment que parce qu’on la doit à un chanteur à présent octogénaire.
Décidément, beaucoup d’excellents participants ont été réunis. Il est frustrant que faute d’une mise en scène plus nuancée, et surtout d’un orchestre davantage passionné par sa mission, on ne sorte pas ravi d’une telle soirée. Laurent Barthel
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