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Schoenberg populaire ?

Freiburg
Konzerthaus
04/09/2005 -  
Richard Wagner : Tristan et Isolde, Prélude
Arnold Schoenberg : Cinq pièces Op.16, Variations Op.31, Erwartung

Inga Nielsen (soprano), Orchestre du SWF Baden-Baden et Freiburg, Michael Gielen (direction)


Courageuse initiative que ce programme "tout Schoenberg", donné dans le vaste Konzerthaus de Freiburg. Mais il est vrai que tant le protagoniste, le lieu et même le public de ce concert sont particuliers. On connaît la forte affinité affichée par Michael Gielen pour Schoenberg tout au long de sa carrière. Gielen est d’ailleurs le neveu du pianiste Eduard Steuermann, lui-même élève du compositeur. La musique de la seconde Ecole de Vienne appartient donc en quelque sorte depuis son enfance à son « bagage familial ». L’Orchestre du Sudwestfunk est rompu à la pratique de toutes les créations contemporaines, y compris les plus astreignantes et les plus loufoques, et aucune aventure musicale ne lui fait peur. Quant à son public habituel, disséminé entre Baden-Baden, Freiburg et Donaueschingen, il s’est accoutumé de longue date à des choix de répertoire conjuguant éclectisme et exigence constante de qualité.


Le résultat : un concert consacré au plus intimidant des classiques du XXe siècle et pourtant donné dans un Konzerthaus de Freiburg rempli jusqu’au dernier rang, par un auditoire remarquablement attentif, silencieux, qui ne s’enfuit pas au fur et à mesure que le concert avance. Par ailleurs on ne peut que se réjouir de la présence de nombreux jeunes de moins de 25 ans, pour la plupart enthousiasmés par une musique qu’ils applaudissent frénétiquement. Climat exceptionnellement favorable sans doute, et pas facilement reproductible ailleurs, mais qui laisse quand même heureusement augurer de la possible intégration à terme de cette musique dans le grand répertoire : celui qui attire le public et le laisse heureux, satisfait de sa soirée. On restera évidemment toujours à des années lumières de l’audience de n’importe musique commerciale aujourd’hui, mais, après tout, les derniers Quatuors de Beethoven ne sont pas davantage à la portée de tout un chacun…


Le concert débute quand même par quelques accords familiers : ceux du Prélude de Tristan et Isolde, qui ne sont pas placés là simplement à titre d’appât. La véritable émancipation historique de la dissonance commence dans cette œuvre, et s’immerger une fois de plus dans son long flux chromatique constitue une splendide préparation à ce qui va suivre (surtout dans une interprétation aussi rigoureuse, mélange de sobriété et de violence subtilement contenue). Michael Gielen s’arrange pour enchaîner directement ce Prélude à la première des Cinq pièces Op. 16, et l’effet est à la fois inédit et d’une évidence totale : transition osée, qui enjambe plus de quarante années d’histoire sans véritable heurt, permettant d’arriver aux premiers accords atonaux de la musique de Schoenberg dans un état de préparation et d’ouverture optimal. Prodigieux tour de passe-passe, accompli par un maître qui n’en est plus à son coup d’essai en la matière.


Tout au long de ces Cinq pièces Op. 16 la concentration ne faiblit pas, ni du côté du public ni surtout dans l’orchestre, qui délivre une performance d’une minutie et d’une richesse de coloris qui laissent ébahi. Volupté de courbes instrumentales frémissantes, d’un grain aux frontières du palpable, prodigieux phénomènes sonores défiant l’analyse et se répandant dans la salle comme issus de mystérieuses « boîte à sons » que le chef ouvrirait les unes après les autres : on flotte ici dans une sorte d’ailleurs, teinté de couleurs rares dont on ne pourrait trouver l’équivalent que dans les vitraux de Tiffany ou les dernières toiles figuratives de Kandinsky. L’arabesque colorée se dissout ici aux frontières de l’abstraction… A cet égard c’est d’ailleurs moins ici la 3e pièce (Farben), réputée la plus novatrice et à ce titre la plus disséquée par les musicologues du XXe siècle, qui fascine, mais bien la seconde (Vergangenes), restituée ici par Michael Gielen à un degré de ductilité et de dramatisation de l’infiniment petit qui transporte, vraiment, dans un monde irréel.


Le dodécaphonisme des Variations Op. 31, s’impose ensuite avec un peu moins d’évidence, quelques signaux de baisse de concentration commençant à émaner du public. Et pourtant, là encore, la démonstration est splendide, même si elle est plus ardue. Gielen parvient en tout cas à restituer l’œuvre avec tous ses niveaux de lecture, depuis la perception souvent patente des séries qui parcourent les pupitres, jusqu’aux grands éclats d’un scénario qui reste foncièrement dramatique, voire expressionniste. C’est là la grande force de sa lecture, qui contrairement à l’épure boulézienne ne se contente pas d’exposer l’abstraction plane d’une grille d’écriture pas vraiment séduisante, mais restitue vraiment à cette musique toute sa chair sonore, ses reliefs et son vrai potentiel dramatique. Là encore, de la part de Michael Gielen, un grand moment de maîtrise, seulement comparable à l’inoubliable interprétation de Karajan à Berlin, elle aussi dégagée de tout conformisme intellectuel.


La seconde partie du concert, dédiée au seul Monodrame pour voix et orchestre Erwartung, aurait dû achever la soirée en apothéose. La perfection de l’accompagnement orchestral, toujours aussi inquiétant et perpétuellement surprenant, reste au niveau de ce qui a précédé, mais la soprano Inga Nielsen, en revanche, n’est pas adéquate, du fait d’un évident manque de volume. La voix parvient à émettre sans problème (encore qu’en poussant beaucoup) les quelques grands éclats de la partition, mais l’interprète paraît laborieuse dès lors qu’il faut se contenter de faire vivre le texte en le projetant bien. En fait, de réels moyens de chanteuse dramatique sont requis ici, ce qu’Inga Nielsen n’a jamais été, en dépit d’une carrière qui pourrait faire illusion (elle est également une titulaire très demandée du rôle de Salomé, pour des raisons qui restent d’ailleurs tout aussi mystérieuses…). Bref, Erwartung se trouve réduit ici à une symphonie dramatique d’une déliquescente beauté, dont émergent de temps en temps quelques beaux cris. Après une première partie d’un niveau aussi enthousiasmant, on pouvait espérer mieux.



Laurent Barthel

 

 

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