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Un archéologue dans ses oeuvres Baden-Baden Festspielhaus 03/12/2005 - Wolfgang Amadeus Mozart : Messe en ut mineur, version révisée et complétée par Robert Levin (2005) Simone Nold (soprano I), Stella Doufexis (soprano II), Lothar Odinius (ténor), Markus Marquardt (basse), Gächinger Kantorei, Bach-Collegium Stuttgart, Helmut Rilling (direction) Contrairement à la Messe en si de Bach et à la Missa Solemnis de Beethoven, la Messe en ut mineur de Mozart, troisième indiscutable sommet de la musique sacrée occidentale, est une oeuvre largement inachevée. Des générations de musicologues ont planché sur ce qu’il nous en reste, sans qu’aucune réponse décisive puisse être apportée à leurs questions, qui resteront probablement à jamais en suspens.
Pour mémoire, l’état des lieux de cette Messe en ut est simple : il en manque presque la moitié. Seuls le Kyrie et le Gloria sont complets. S’y enchaîne l’impressionnant torse d’un Credo, qui s’arrête net à la fin du sublime Et incarnatus est qu’on ne présente plus. Subsistent encore quelques fragments de destination moins évidente mais qui permettent de reconstituer l’essentiel d’un Sanctus et d’un Benedictus présentables. Et puis c’est tout. Carl de Nys signale bien le début d’un Crucifixus inédit qui serait conservé à la Bibliothèque Nationale et qu’il qualifie de «prodigieux», mais pour le reste les musicologues auteurs de la petite dizaine de révisions effectuées depuis deux siècles se sont tous bornés à gérer le matériel couramment disponible, sans rien y rajouter de franchement nouveau.
Mais la multiplication des travaux récents sur l’ouvrage souligne bien une sorte d’état de manque chronique quant à cette œuvre sublime, tout autant que l’impuissance des experts quant il s’agit de la compléter de façon satisfaisante. Aussi attendait-on avec impatience et scepticisme la création européenne à Baden-Baden d’une tentative de reconstitution intégrale, dûe au musicien et musicologue américain Robert Levin, travail commandé conjointement par Carnegie Hall et le Bach Collegium de Stuttgart. L’affaire a déjà fait semble-t-il grand bruit à New-York, et on comprend pourquoi, ne serait-ce qu’en ouvrant le programme de la soirée, qui annonce rien moins qu’un Credo complété jusqu’au moindre verset, ainsi qu’un Agnus dei non moins intégral. Voilà qui n’est quand même pas banal.
Les sources de ce nouveau travail ne sont pas fantaisistes. Simplement, les avoir rassemblées relève quand même de spéculations intellectuelles osées. Mais sans doute fallait-il avoir le courage de faire coïncider autant de «si», pour aboutir à des constructions qui méritaient au moins d’être expérimentées.
Premier réseau d’indices : Mozart travaillait à la même époque que cette Messe inachevée sur L’Oca del Cairo, ouvrage abandonné ensuite à l’état d’esquisses, mais dont certaines très avancées. Or on trouve dans ce matériel des fragments qui n‘ont vraiment rien à voir avec un opéra bouffe, notamment une double fugue à huit voix qui pourrait assez bien coïncider avec le texte d’un Crucifixus, et dont la tonalité lui permet de succéder sans heurt à l’Et incarnatus est bien connu.
Seconde source : Davide penitente, commande de circonstance pour laquelle Mozart s’est largement servi dans la Messe en ut mineur, se contentant souvent d’emprunts à la lettre, en y adaptant simplement un nouveau texte italien. De là à penser que l’on dispose ainsi d’une sorte de contretype de la Messe en ut mineur, dont il suffirait de retraduire d’autres passages pour retrouver des fragments perdus de l’original… Ce n’est pas absolument improbable, puisque l’on sait que Mozart se préoccupait assez peu de l’origine sacrée ou profane de son matériel (le plus bel exemple connu : l’interchangeabilité de l’Agnus dei de la Messe du couronnement avec le début de l’air de la Comtesse des Noces de Figaro). Et même si tout cela paraît un peu «tiré par les portées», c’est ainsi que Robert Levin parvient à reconstituer un Et in Spiritum Sanctum pour le ténor et un Agnus Dei complet pour la soprano et le chœur.
Jugé sur pièces à Baden-Baden, dirigé par l'excellent Helmut Rilling (remarquable chef d’un chœur de très haut niveau, mais meneur d’orchestre un peu moins inspiré), ce travail passionne et laisse sur sa faim en même temps, comme on pouvait finalement s’y attendre. Le diptyque Crucifixus/Resurrexit ne manque pas d’allure mais révèle vite son ciment un peu laborieux (niveau : excellent devoir de contrepoint d’un bon élève de classe de composition). Et le doute s’installe : chirurgie réparatrice trop voyante du musicologue ? Ou authentique panne d’inspiration que Mozart aurait corrigée ensuite ? L’air du ténor est joli, difficile à vocaliser mais d’un style qui ne choque pas quand on le compare au Laudamus te du second soprano, tout à fait authentique celui-là. Quant à l’Agnus dei, il commence très bien, par une jolie introduction plutôt sombre, mais patine ensuite sur les répétitions obligatoires du texte. Et malheureusement la Fugue finale sur Dona nobis pacem est particulièrement scolaire, d’un niveau nettement inférieur à tout ce que Mozart a pu commettre dans le genre, même les pires jours de corvées pour Salzbourg. En soi rien de bien désagréable, mais achever ainsi une Messe qui commence par des pages chorales parmi les plus belles jamais écrites dans l’histoire de la musique sacrée, c’est un peu comme si l’on tentait de faire déboucher une nef de cathédrale sur une attendrissante abside de chapelle votive de trois mètres de large… Pire qu’une déception, une véritable impasse.
Au terme de la soirée, qui dure environ 1h 20, soit un allongement de l’œuvre, d’environ 25 minutes, on est globalement satisfait, voire impressionné par les ambitions d’un ouvrage dont on a pu pour une fois pressentir mieux les véritables proportions. Ce d’autant plus que l’interprétation est à la hauteur du propos (hormis le premier soprano, au timbre un peu serré, peut-être victime d’un certain trac). Mais de là à penser que cette «restitution intégrale» pourra s’imposer un jour comme une version incontournable, le doute est permis. Thomas Mann a écrit dans Doktor Faustus quelques paragraphes magnifiques sur l’Et incarnatus est, soulignant bien qu’après un moment aussi intime et sensible il aurait été difficile même pour Mozart de rajouter quoi que ce soit. Un passage à relire et à méditer.
Laurent Barthel
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