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Marathon (Feld)man Paris Musée d'Orsay 10/17/2004 - Morton Feldman : Quatuor n° 2 (création française)
Quatuor Minguet: Ulrich Isfort, Annette Reisinger (violon), Irene Schwalb (alto), Matthias Diener (violoncelle)
Dimanche 17 octobre, 15 heures 10, Musée d’Orsay: salué par les cent cinquante personnes qui ont pris place dans l’auditorium, le Quatuor Minguet entre en scène et s’installe pour donner, dans le cadre de la trente-troisième édition du Festival d’automne à Paris et en parallèle à l’exposition «New York et l’art moderne: Alfred Stieglitz et son cercle, 1905-1930» (1), une première française, celle du Second quatuor (1983) de Morton Feldman (1926-1987). Rien que de très banal jusqu’ici, mais les musiciens ne se relèveront qu’à 19 heures 54, soit quatre heures et quarante-quatre minutes plus tard. Une exécution dont on pourrait penser qu’elle a été menée à vive allure – l’œuvre étant réputée pouvoir s’étirer au-delà de six heures (c’est le cas de l’enregistrement du Quatuor Flux pour Mode records, également disponible en DVD) – si l’Ensemble Ives, qui en avait précédemment laissé un témoignage chez hat[now]ART, ne soutenait qu’en respectant le tempo, ainsi qu’il l’avait fait lui-même, le tout devait effectivement tourner autour de quatre heures et cinquante minutes seulement.
Impossible ne pas feuilleter à cette occasion un Livre des records imaginaire: de L’Anneau du Nibelung de Wagner à Licht de Stockhausen, l’opéra a ainsi largement contribué à édifier des monuments, de même que, sur une plus petite échelle, le répertoire orchestral possède ses mastodontes, telles certaines symphonies de Mahler ou, plus encore, de Havergal Brian. La musique instrumentale n’est pas en reste non plus, avec les Vexations de Satie, déjà présentées voici quatre ans au Musée d’Orsay (voir ici), ou l’Opus clavicembalisticum de Kaikhosru Sorabji.
Mais si ces fascinantes créations se caractérisent toutes par une durée hors du commun, cette ampleur ne peut être analysée de la même manière, depuis l’abolition des repères temporels ordinaires issue d’une certaine ascèse orientale jusqu’au canular en passant par le simple souci d’élaborer des constructions intimidantes. Qu’en est-il pour Feldman, certes coutumier du fait – avec un Premier quatuor atteignant les cent minutes – mais dont le Second quatuor excède en ambition, de ce point de vue du moins, tout le reste de sa production?
Si l’on en croit l’excellent texte de présentation dû à Jean-Yves Bosseur, l’extension a pour but de diluer la forme, de telle sorte que la musique doit davantage être regardée comme un phénomène en évolution qu’écoutée comme un objet sonore. C’est la mémoire qui va être amenée à organiser le défilement des motifs (patterns) autonomes, qui sans être développés stricto sensu, seront énoncés à plusieurs reprises sous des apparences différentes, un processus qu’on n’osera cependant qualifier de variation. Feldman se réfère ainsi à la structure des tapis turcs anciens qu’il collectionnait, mais aussi, en raison de l’envergure de son projet, à la technique déployée dans certains romans. Dès lors, afin de faciliter cette activité de mémoire et non sans un tantinet de provocation, plus une pièce sera développée, moins le matériau de départ sera fourni. Cette esthétique de la raréfaction trouve évidemment son pendant dans d’autres arts, à commencer par la peinture de son ami Mark Rothko, ou même, au cinéma, dans les huit heures de Sleep d’Andy Warhol.
Rien n’interdit non plus à l’auditeur de considérer qu’il s’agit ici de l’invitation à une expérience d’ordre plus personnel, de méditation et de repli. Dans ces conditions, l’écriture devient, à la limite, un élément relativement secondaire. Gouverné par une indication métronomique unique (63 à 66 à la noire), le quatuor, d’un seul tenant, est constitué de trois cent soixante-douze sections de neuf mesures (de 1/8 à 11/4) durant chacune de dix secondes à près de trois minutes, séquences souvent répétitives ou figées, et entrecoupées de silences: mis bout à bout, ces silences doivent sans doute dépasser les 4’33 des fameuses pages blanches de Cage, dont la rencontre, au début des années 1950, fut capitale pour Feldman. La brièveté et le dépouillement de certaines séquences inciteraient paradoxalement à un rapprochement avec Webern, si le compositeur américain n’organisait pas de véritables plages de plusieurs minutes présidées par un même climat, comme cet interminable balancement sur deux notes qui intervient vers le milieu du quatuor.
Quoique assez luxuriant au regard des standards de Feldman, le langage se veut délibérément minimaliste, minutieux et peu agressif, avec ses timbres parcimonieusement séducteurs, ses rythmes simples, sa dynamique généralement pianissimo, son impression de lenteur, son refus du développement, de la forme, du contrepoint et du chant, son ressassement hypnotique ou berceur, ses intervalles obsédants (notamment la seconde majeure) et ses harmonies tendant parfois vers l’homophonie.
Les événements se déroulent davantage dans la salle, la nature humaine – capacité de résistance et de l’individu et, plus particulièrement, de sa vessie – étant ce qu’elle est: allers et venues dus d’abord à l’arrivée des retardataires, puis, entre le tiers et la moitié (soit à peu près l’équivalent d’un concert traditionnel), à une petite hémorragie de spectateurs et, dans le dernier quart, à l’irruption d’une gardienne venue fermer les issues de secours que deux malheureux avaient imprudemment osé emprunter, irruption suffisamment bruyante pour qu’Ulrich Isfort, le premier violon, fronce ostensiblement le sourcil. Cela étant, le public, pour l’essentiel, se tient coi – il est vrai que certains, période postprandiale aidant, ont rejoint Morphée dès le premier quart d’heure.
Inutile de dire que ce quatuor, qui exige à lui seul le travail que demanderait une douzaine d’autres (par exemple ceux de Rihm, que le Quatuor Minguet a entrepris de graver pour Col legno), lance un défi exceptionnel aux interprètes: non point tant par la difficulté intrinsèque des notes à proprement parler – encore que la prolifération des harmoniques soit de nature à poser problème – mais par la tension qu’appelle la précision des attaques, par la mise en place d’un discours émietté et, partant, l’attention permanente à porter aux attaques ainsi que, tout bonnement, par la fatigue physique. Les membres du Quatuor Kronos, qui l’ont créé et joué à plusieurs reprises dans une version abrégée, avouaient d’ailleurs ne pas pouvoir résister plus de quatre heures, le Quatuor Flux ayant semble-t-il été le premier à pouvoir faire preuve de l’endurance nécessaire pour l’affronter intégralement en live.
A cet égard, même si les quatre jeunes Allemands, issus du Conservatoire Folkwang d’Essen et désormais installés à Cologne, ont prévu divers reconstituants (boissons, banane, etc.), quelques craintes se font jour lorsque, aux alentours du premier tiers et à la faveur des rares instants de répit qui leur sont octroyés, l’altiste Irene Schwalb puis le violoncelliste Matthias Diener se livrent à quelques exercices d’assouplissement des mains et d’élongation du corps, tandis qu’Annette Reisinger (second violon) croise une jambe par dessus l’autre. Plus de peur que de mal, en fin de compte, car ils pourront poursuivre manifestement sans encombre ni crampes, ayant toutefois ici ou là de la peine à ne pas céder à la tentation du vibrato voire, horresco referens, de l’expression.
Bien qu’ovationné pendant cinq minutes, le Quatuor Minguet n’offrira pas le moindre bis.
(1) Il convient de signaler, dans ce même cadre, deux récitals du pianiste Markus Hinterhäuser consacrés à Feldman, les 17 et 21 novembre prochain.
Simon Corley
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