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Création et grand opéra : une Tempête constructive. Strasbourg Opéra National du Rhin 09/24/2004 - et les 26 septembre* et 1er octobre à Strasbourg, les 9 et 11 octobre à Mulhouse (La Filature) Thomas Adès : The Tempest Jason Howard (Prospero), Cyndia Sieden (Ariel), Christopher Lemmings (Caliban), Natascha Petrinsky (Miranda), Toby Spence (Ferdinand), Philip Sheffield (Alonso), Sean Ruane (Antonio), Stephen Richardson (Stefano), Jonathan Peter Kenny (Trinculo), Jeremy Huw Williams (Sebastian), Gwynne Howell (Gonzalo), Chœurs de l’Opéra du Rhin, Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Daniel Klajner (direction).
Tom Cairns (mise en scène), Moritz Junge et Tom Cairns (décors), Moritz Junge (costumes).
Le savoir-faire du jeune compositeur britannique Thomas Adès en matière d’écriture vocale s’est affirmé tôt, en fait dès son premier opus «officiel» (les Five Eliot Landscapes, pour soprano et piano), puis dans l’excellent Powder her face de 1995, opéra de chambre dont les qualités ont été malheureusement occultées par les remous qu’occasionne immanquablement son livret, explicitement «hot».
L’impatience avec laquelle on espérait voir Adès concrétiser un essai lyrique plus accompli n’a donc fait qu’augmenter avec les années. Ce projet de grand opéra très (trop) tôt annoncé par la direction de Covent Garden (qui pensait pouvoir le programmer dès 2001) aura en définitive connu de multiples avatars, avant de se stabiliser sous la forme de cette Tempête d’après Shakespeare, ovationnée en avril dernier lors de sa création à Londres, par un public de fidèles déjà nombreux (bien que Thomas Adès n’ait que 33 ans), et d’autant plus comblés que l’évènement était attendu depuis longtemps.
Dans un contexte moins mondain, en marge d’un Festival (Musica) dédié aux musiques contemporaines pour happy few, il est passionnant de pouvoir apprécier cette même production avec un certain recul. Après le prélude orchestral, ample déchaînement qui évite heureusement de se disperser en effets descriptifs, l’écoute doit s’habituer à une gestion du temps un peu trop dispendieuse (la première partie atteint même de respectables dimensions wagnériennes), voire s’accommoder de quelques passages à vide, en particulier dans le long rôle de Prospero. Il faut un baryton d’une réelle présence (mission accomplie ici, avec l’excellent Jason Howard) pour habiter ces amples lignes d’arioso, qui certes favorisent la constante prééminence du personnage, mais sans que son caractère s’en trouve réellement fouillé. Autre constat : c’est quand il compose les lignes vocales les moins erratiques (à mesure qu’une véritable émotion s’installe, l’opéra devient d’ailleurs de plus en plus perceptiblement tonal) que Thomas Adès se révèle paradoxalement le plus personnel. Les passages les plus brillants restent les ensembles et les chœurs, cumulant de splendides effets de surcharge progressive, souvent obtenus par des procédés d’imitation aussi percutants que relativement simples. On reste en revanche plus réservé devant la recherche forcenée d’originalité du rôle d’Ariel, succession de coloratures en dent de scie (en comparaison Zerbinette ou la Reine de la Nuit sont des modèles de placidité). Même l’éblouissante Cyndia Sieden ne se tire qu’à grand peine de ce parcours inhumain, atteignant les notes avec une maestria qui relève au mieux de l’adroit tir au pigeon, avec tous les « loupés » que cela laisse supposer. Ce chant paroxystique d’Ariel ne récupère sa poésie que dans les ensembles, voire quand il est maintenu plus à distance, hors-scène, serti alors dans un écrin orchestral très riche. De même ce sont les airs de Caliban, rôle écrit sur mesure pour Ian Bostridge et fort bien repris ici par Christopher Lemmings, qui s’avèrent les plus émouvants de l’opéra, peut-être parce qu’ils sont magnifiés par la qualité d’un soutien orchestral d’une beauté devenant subitement enivrante. Parcours inégal donc, mais investi de bout en bout, et qui remet beaucoup de prétentions à leur place, à défaut du chef d’œuvre inattaquable attendu.
Plutôt que d’introniser Thomas Adès comme l’égal d’un Benjamin Britten (ce qu’il n’est assurément pas), cette Tempête impose en tout cas ce jeune compositeur comme l’un des plus efficaces pourvoyeurs de notre répertoire lyrique de demain. Fonction certes utilitaire mais dont le pragmatisme n’est plus guère méprisé qu’en France, où la création lyrique contemporaine reste encore synonyme d’hybridations spéculatives, en général mort-nées (les si joliment nommées « déclinaisons plurielles de l’opéra », mentionnées par la plaquette de Musica). Persister dans le respect des conventions du genre, parce qu’en définitive elles fonctionnent toujours aussi bien, du moins quand on sait les manier, est une attitude qui ne choque plus personne ni au Royaume Uni (où Thomas Adès vient prendre naturellement la succession d’un Sir Michael Tippett), ni en Allemagne (où plus personne ne conteste la suprématie de fait d’un Aribert Reimann, d’un Manfred Trojahn et d’un Hans Werner Henze en matière de création lyrique) : autant de carrières évidentes que même notre microcosme contemporain français subventionné ne peut plus ignorer…. Le public du Festival Musica (le même qu’on a vu la veille s’assoupir au cours d’un concert de musique spectrale d’une sidérante pauvreté d’inspiration, souffrant en silence, sans même oser crier son ennui), semble en avoir déjà pris son parti : il quitte la salle de l’Opéra du Rhin manifestement heureux, détendu, et pas du tout condescendant.
Quant à la production de Tom Cairns et Moritz Junge, originale, astucieuse, plastiquement intéressante, faisant la part belle aux projections et aux faisceaux laser, elle laisse le charme de cette Tempête opérer sans surcharge. Si l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg parvenait à négocier les difficultés de la partition (sans doute importantes, on en convient) en maintenant un ordre de marche un peu moins débraillé, l’intendance de la soirée serait même proche du sans faute. Laurent Barthel
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