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Musique, théâtre et paillettes : Flimm et Harnoncourt au piège de King Arthur Salzburg Felsenreitschule 07/24/2004 - et 26,28 juillet, 1,3,5,7,22,23,25 août Henry Purcell : King Arthur Michael Maertens (Arthur), Dietmar König (Oswald), Roland Renner (Osmond), Christoph Bantzer (Merlin), Sylvie Rohrer (Emmeline), Isabel Rey, Barabara Bonney, Birgit Remmert, Michael Schade, Oliver Widmer (chant), Chœurs de l’Opéra de Vienne, Concentus Musicus, Nikolaus Harnoncourt (direction).
Jürgen Flimm (mise en scène), Klaus Kretschmer (décor et video), Birgit Hutter (costumes)
Élégantes en panoplie grand soir, personnalités politiques en goguette, gardes du corps engoncés dans leur smoking, journalistes et caméras de télévision, jusqu’au temps morose et humide de rigueur : tous les ingrédients d’une première lyrique d’ouverture du Festival de Salzbourg sont présents… à l’exception d’un spectacle digne de l’occasion. Peter Ruzicka a pourtant prévu large, et même fastueux : un chef réputé, des chanteurs de premier plan, une ribambelle de comédiens allemands parmi les plus en vue du moment, une œuvre dont certains airs sont devenus de véritables tubes, et même un metteur en scène discuté mais dont le professionnalisme a fait ses preuves depuis longtemps… mais rien n’y fait, la sauce ne prend pas. Sans doute parce qu’un King Arthur intégral sur scène (aventure presque jamais tentée, et pour cause) ne peut s’imposer qu’au prix d’une vision délibérément unificatrice. Dès que l’on s’y laisse aller à l’éparpillement on tombe dans l’ornière du « spectacle de variétés à numéros », esthétique qui est effectivement, dans l’absolu, celle de King Arthur, mais qui n’est certainement pas aujourd’hui ce qui nous intéresse le plus dans une telle oeuvre. Et à Salzbourg ce piège fonctionne avec d’autant plus d’efficacité qu’on semble s’y être délibérément jeté.
Au lieu de rechercher le semblant de cohérence qui pourrait s’avérer salvateur, la production préfère surenchérir dans l’hétéroclite et le dispersé, le seul fil rouge de ces trois longues heures de spectacle restant l’éradication systématique de toute référence d’époque, sans doute afin de rendre plus actuel (et donc, a priori, plus consommable pour un public supposé inculte) ce qui s’avère de toute façon rétif au rajeunissement forcé. En particulier la pièce de John Dryden, poète officiel de la restauration anglaise célèbre à son époque, vite oublié ensuite, n’apparaît guère passionnante : le parti d’Arthur, quasi-décadent à force de bonnes manières, et le parti d’Oswald, nordique et primitif, d’une barbarie de convention (quelques sacrifices humains compris) s’y affrontent militairement (un peu) et par sortilèges d’enchanteurs interposés (surtout)… la plupart de ces plans stupides échouant, les sorciers des deux camps se révélant souvent d’une remarquable nullité. Au niveau du scénario, cela ne semble pas plus évolué que du théâtre de foire. Quant à la qualité littéraire du texte, une détestable traduction allemande proférée (voire éructée) par des acteurs qui ont du mal à se faire comprendre sans micro dans une salle immense rend bien difficile d’en juger, même pour un germaniste raisonnablement aguerri. N’aurait-il pas mieux valu élaguer ces dialogues interminables, et présenter le reste avec une prudente sobriété, plutôt que de surcharger encore de calembours et de gags supplémentaires ce qui ne ressemble plus qu’à une pantalonnade hypertrophiée ? De ce magma émergent quelques belles idées, en particulier tout ce qui gravite autour du rôle de la Princesse Emmeline, interprétée ici avec une touchante simplicité par Sylvie Rohrer. Mais le reste ne suscite au mieux que quelques éclats de rire vite retombés, au milieu d’un océan d’ennui, même si la performance physique d’acteurs sollicités au maximum de leurs possibilités ne peut laisser indifférent.
Les chanteurs (qui eux continuent à s’exprimer dans la langue originale anglaise) ne s’économisent pas non plus. On ne leur en demanderait même pas davantage à Broadway. Voir passer Barbara Bonney au milieu du public, strictement en mesure bien que marchant en équilibre sur l’étroite rambarde qui sépare les deux premiers niveaux du parterre du Felsenreitschule, est un exploit qu’il faut saluer. Excellent aussi le numéro de Michael Schade, qui tombe la veste pour se lancer dans une trépidante rengaine chaloupée, façon rock star en chaleur. Ratage relatif en revanche pour Oliver Widmer, qui ne parvient pas à tirer grand chose de son fameux Air du froid, perpétuellement encombré d’un effet de grelottement très laid (voulu par qui ? le chanteur ou le chef ? en tout cas ce n’est pas une bonne idée). Isabel Rey, en dépit d’une indisposition annoncée en début de soirée, et Birgit Remmert complètent avec non moins de classe, un ensemble de solistes auquel vraiment rien n’est épargné, pas même les looks invraisemblables (encore qu’occasionnellement très réussis, à force d’inventivité farfelue) inventés par la costumière.
Ni opéra (trop peu de musique d’un seul tenant, atomisée en intermèdes souvent minuscules, jusqu’aux 4e et 5e Acte, enfin plus continuellement dévolus à la voix chantée) ni théâtre (un « semi-opera » selon la terminologie historique exacte) c’est bien de ce côté visuel (celui de l’emballage cadeau, ni plus ni moins) que ce genre de soirée hybride peut s’inventer une légitimité. Et ici, en dépit de références esthétiques qui s’éparpillent en tous sens, c’est parfois très abouti. On apprécie que soit respecté ce lieu magique qu’est le Manège des Rochers de Salzbourg, avec ses trois rangées de loges taillées dans la pierre. Un mur de scène que la plupart des décorateurs s’évertuent à cacher et qui se voit enfin attribuer ici une vraie fonction, l’encadrement des loges se découpant à contre-jour sur une débauche de projections vidéo, certes simplement décoratives mais bien maîtrisées (à quelques bugs d’ordinateur près, y compris l’irruption, brève mais certainement pas volontaire, d’une zone de dialogue informatique «voulez-vous continuer l’exécution de ce programme : oui-non ?» en plein milieu du dispositif). Pour limiter les entrées et les sorties (difficiles à gérer sur une scène de 40 mètres de large dépourvue de coulisses de dégagement), l’ensemble chœurs/figurants change de costume sur scène, se métamorphosant en un clin d’œil en personnages différents selon les nécessités de l’action (très original passage des pingouins de la scène du froid aux tenues de plage du tableau suivant). Machinerie apparente et sophistiquée, acteurs et chanteurs suspendus dans les airs, éclairages colorés voire pluie de confetti géants, le tout dans un esprit délibérément «mode», façon vitrine chic branchée pour grand magasin de luxe à Munich ou Hambourg… ont finalement raison des réticences d’un public qui d’une certaine façon en a eu «pour son argent», et qui ne conspue que modérément le metteur en scène au rideau final.
Quant à Nikolaus Harnoncourt, il essaye de s’insérer sans trop y croire dans un spectacle dont il n’est finalement qu’un artisan parmi d’autres. Constamment présent dans le grand trou ovale ménagé au centre du plateau pour accueillir les musiciens du Concentus Musicus, les acteurs essayent parfois de l’occuper quand il s’ennuie, en l’apostrophant, voire en le faisant participer timidement aux dialogues. On lui enfonce même gentiment un petit bonnet sur le crâne, pour qu’il ne s’enrhume pas pendant la scène du froid… Difficile de s’imposer dans de telles conditions, du moins avant la seconde partie de la soirée, où la musique de Purcell conquiert enfin davantage d’espace. Mais ressurgissent alors des brutalités de phrasé et des choix instrumentaux arbitraires qui laissent sceptique.
En dépit des fastes de l’affiche et des réelles bonnes intentions d’une équipe très soudée, le doute quant à l’intérêt de présenter aujourd’hui King Arthur sur scène n’est donc en rien dissipé. Le tout premier essai moderne, production déjà historique, de Graham Vick et William Christie au Châtelet, il y a déjà dix ans, ne s’avérait pas totalement convaincant non plus, en dépit d’une cohérence bien plus forte. Par curiosité, reste à jeter un coup d’œil à la production de Thomas Hengelbrock annoncée à Baden-Baden début octobre pour se faire une opinion définitive.
Laurent Barthel
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