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Vous avez dit «tzigane»? Paris Théâtre des Champs-Elysées 05/24/2004 - et 25 mai Jacques Offenbach : Orphée aux enfers (ouverture)
Johannes Brahms : Danses hongroises n° 1 et 5
Jenö Hubay : Hullamzo Ballaton
Elemer Szentirmay : Hommage à Bihari
Vittorio Monti : Czardas
Aram Khatchaturian : Danse du sabre
Les Yeux noirs, Yeddische Mamma (traditionnel)
Gioacchino Rossini : Guillaume Tell (ouverture)
Georges Bizet : Carmen (extraits)
Johann Strauss fils : La Chauve-souris (ouverture) – Eljen a Magyar! – Valse de l’Empereur – Marche de Radetzky
Franz Liszt : Rhapsodie hongroise n° 2
Hector Berlioz : Marche hongroise
Grigoras Dinicu : L’Alouette
Orchestre symphonique des cent violons tziganes de Budapest, Sandor Rigo Buffo et Joszef Csocsi Lendvai (direction)
L’Orchestre symphonique des cent violons tziganes de Budapest – issu, si l’on en croit l’abondante promotion qui a précédé les deux soirées qu’il donnait à Paris, de la réunion de musiciens venus jouer aux funérailles du grand maître tzigane Sandor Jaroka en 1985 – s’est institutionnalisé pour conquérir, disques audio et vidéo à l’appui, les spectateurs allemands, belges, suisses, autrichiens et français, au fil de soixante prestations par an. De fait, la machine est impeccablement huilée: aucune partition en vue (il se dit que bon nombre, jouant d’oreille, ne savent pas lire la musique), des bis déjà inscrits dans le programme, des gilets traditionnels (noirs pour les deux chefs, bleus, pour les sept violons solistes, ou rouges) puis des complets noirs auxquels aucun bouton ne manque, un public frappant des mains à la première occasion. Avec ses airs plaisamment filous et complices, Joszef Csocsi Lendvai, primas et «maître des violons», peut donc largement donner cours à une autosatisfaction délibérément cabotine, pouce levé, mine faussement ébahie, ou par tout autre signe d’approbation destiné autant à la salle qu’à la scène.
Le directeur artistique, Sandor Rigo Buffo, alterne avec lui à la tête de l’orchestre, la responsabilité d’une petite moitié des morceaux étant toutefois confiée à l’un des solistes (à commencer par Laszlo Berki, fils du premier directeur artistique de l’orchestre, également prénommé Laszlo, disparu en 1997, qui aurait été surnommé le «Toscanini hongrois»). On imagine assez bien les Strauss dirigeant de la sorte leur orchestre, debout mais sans estrade, conservant le violon afin de passer librement de l’unisson avec les musiciens du rang à la démonstration virtuose, tout en indiquant de l’archet certains départs ou se déplaçant pour encourager d’autres pupitres. Autre forte personnalité, trônant à l’avant et au centre, l’imposant Oszkar Ökrös, fascinant joueur de cymbalum, dévorant avidement de fulgurantes gammes chromatiques descendantes: ses improvisations sur des thèmes traditionnels (ou sa cadence dans la Deuxième rhapsodie hongroise de Liszt) évoquent des personnalités aussi originales et paroxystiques que celles de Harpo (Marx), (Art) Tatum ou (Conlon) Nancarrow et suscitent immanquablement de longues ovations.
Devant cette carte postale qui pourrait si facilement basculer dans le kitsch ou la vulgarité, le mélomane lambda, tout disposé à abdiquer certaines des exigences qu’il aurait sans doute d’une formation symphonique usuelle, tant en termes de justesse, de vibrato, de glissades, de coups d’archet, de mise en place ou de timbres, est d’emblée confronté à une première surprise: malgré la masse impressionnante de cordes (une cinquantaine de violons, quatorze altos, huit violoncelles et, tout au fond, à la «viennoise», huit contrebasses – dont trois femmes seulement, mais beaucoup d’hommes assez âgés), la sonorité de l’ensemble est aigrelette. Cela tient peut-être à l’activité incessante des six cymbalums, répartis sur deux rangées au premier plan, ainsi qu’aux dix clarinettes, aux tons verts et criards, placées juste derrière, mais force est de constater que malgré une acoustique réputée pour sa précision analytique, un tel effectif ne favorise pas la clarté d’articulation, surtout dans les traits souvent très rapides qu’il est amené à interpréter, notamment sous la forme d’ornementations volubiles ajoutées au texte original. Bref, sans que ses qualités soient pour autant ignorées, dans Eljen a Magyar! de Johann Strauss, par exemple, on pourra légitimement continuer à préférer la transparence de Fritz Reiner, un autre Hongrois, ou de Carlos Kleiber.
Seconde surprise, si les critères d’appréciation dudit mélomane sont amenés à s’adapter, en réalité, c’est seulement à la marge qu’il est contraint d’effectuer quelques concessions, car le tout demeure de haute tenue: pas de larmoiements intempestifs ni d’alanguissements systématiques, mais des tempi vifs, un panache cinglant, une belle fierté, portés par un naturel et une énergie tels que l’expression ne verse jamais dans le sucré ou le dégoulinant. Yeddische Mamma, plus klezmer que nature, aura ainsi été emblématique de ce souci d’émouvoir sans forcer le trait. En fait, davantage que des considérations stylistiques, ce sont plutôt le caractère copieux du festin (pas loin de deux heures et demie de musique) et le sentiment d’une hyperactivité permanente associée à une surcharge polyphonique qui pourraient éventuellement finir par susciter une lassitude épisodique.
De façon assez habituelle, le spectacle est ordonné autour de deux parties, séparées par un entracte, dont la logique interne ne saute pas toujours aux yeux. En effet, si l’on admet sans trop de peine que «La tradition du violon tzigane» présente Jenö Hubay, Les Yeux noirs, la Csardas de Vittorio Monti (1868-1922) – un Italien qui fut longtemps premier violon de l’Orchestre Lamoureux – ou même, par affinité gitane, des extraits de Carmen de Bizet, on comprend moins bien ce que Rossini, Khatchaturian ou Offenbach viennent y faire. La seconde partie, en revanche, tient ses promesses, puisque «De Vienne à Budapest, au long du Danube», elle passe bel et bien en revue l’Autriche de Johann Strauss fils et la Hongrie de Berlioz, Brahms ou Liszt, poussant même le voyage jusqu’à la Roumanie de Grigoras Dinicu (1889-1949).
En fait, plutôt que selon une organisation en deux temps, il est tentant de classer les œuvres en trois catégories.
D’abord, le répertoire «classique», donné sous la forme d’arrangements qui n’en respectent pas moins intégralement le texte original, sous réserve des ornementations précédemment évoquées. Cela étant, il est souvent difficile de ne pas ressentir un vide: pas de cuivres dans l’ouverture d’Orphée aux enfers d’Offenbach, pas de percussions dans la Danse du sabre extraite de Gayaneh de Khatchaturian, pas assez de vivacité dans la dernière partie de l’ouverture de Guillaume Tell de Rossini. Mais d’autres «tubes» bénéficient ainsi d’un éclairage nouveau: le chic du phrasé dans l’ouverture de La Chauve-souris et la Valse de l’empereur ou bien le côté kermesse joyeuse de la Marche de Radetzky. Hormis le très patriotique Eljen a Magyar!, le choix des pièces de Strauss ne laisse d’ailleurs pas d’étonner, tant d’un point de vue musical (certaines valses étant probablement mieux à même de mettre en valeur les cordes) qu’historique (Radetzky étant lié à la lutte contre le mouvement national en 1848).
Ensuite, le répertoire «classique» fondé sur la tradition tzigane. Ce retour aux sources se révèle souvent éclairant, voire passionnant, tant la Deuxième rhapsodie hongroise de Liszt ou les Première et Cinquième danses hongroises de Brahms semblent destinées aux timbres et à la liberté de cet orchestre, tant les extraits de Carmen (particulièrement l’Aragonaise) prennent des couleurs inattendues. Le test est moins probant avec une orchestration aussi travaillée que celle de la Marche hongroise extraite de La Damnation de Faust de Berlioz, à laquelle l’esprit ne fait cependant nullement défaut.
Enfin, depuis Hullamzo Ballaton de Hubay ou Hommage à Bihari de Szentirmay en passant par Les Yeux noirs, on voit mal comment ce répertoire national et folklorique, qui laisse une part importante à l’improvisation, un peu à la manière du jazz, pourrait être mieux restitué, d’une évidence confondante, culminant avec L’Alouette de Dinicu (essentiellement connu pour son Hora staccato qui reste encore cher au cœur de bien des violonistes), surenchère festive de solos toujours plus ébouriffants qui se conclut par un cocasse échange de gazouillis suraigus entre les trois principaux leaders. Un dernier «bœuf» autour d’une csardas entêtante met fin au concert en offrant à chaque soliste une ultime possibilité de briller et de recevoir sa part d’applaudissements.
Simon Corley
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