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Discours indigestes et musique allégée Baden-Baden Festspielhaus 05/07/2004 - Anton Dvorak : Le Rouet d'or
Anton Bruckner : Symphonie No 4 "Romantique" Orchestre Philharmonique de Berlin
Simon Rattle (direction) 1998 : le Festspielhaus de Baden-Baden ouvre ses portes, pour l’année de tous les dangers. Une programmation trop coûteuse et une communication inexistante, avec à la clé des salles désespérément vides, ont vite raison d’un projet mal préparé. Trois mois plus tard le déficit est abyssal. Sans l’intervention du mécène Alberto Vilar pour remettre l’entreprise à flot, ce premier projet européen de Festival indépendant de toute subvention d’état aurait vécu. Dommage pour un projet en définitive pertinent, certes embarrassé d’une salle trop vaste (encore qu’acoustiquement et visuellement confortable), mais susceptible d’intéresser un vrai public international, à recruter sur le conséquent espace rhénan allant de Bâle à Strasbourg au Sud et de Francfort à Stuttgart au Nord.
2004 : grâce à un mécénat consolidé la pérennité financière du Festival semble assurée. Et la programmation a su trouver quelques « locomotives» (Edita Gruberova, Anne Sophie Mutter) qui remplissent immanquablement le Festspielhaus jusqu’au dernier strapontin (chaque représentation à guichets fermés restant vécue ici presque naïvement comme un moment d’intense satisfaction, gage de sécurité pour l’avenir).
À tel point qu’aujourd’hui la Fondation qui préside aux destinées du Festival fait mieux qu’encaisser des chèques. Désormais, elle en signe aussi. Reste à s’interroger sur la pertinence de ce Prix Musical Herbert von Karajan, décerné la saison dernière à Anne Sophie Mutter, et ce soir-là à l’Orchestre Philharmonique de Berlin, soit dans les deux cas des bénéficiaires guère obnubilés, a priori, par des besoins d’argent frais. L’orchestre affectera ces fonds à son programme éducationnel. Anne Sophie Mutter les avait recyclés pour ses bonnes oeuvres : tout cela est gentiment généreux mais ne justifiait pas un remue-ménage dépassant une pleine demi-heure de discours au milieu d’un concert. On veut bien pardonner aux politiques présents leur absence de concision. En revanche l’invraisemblable chapelet de truismes dévidé par l’«intellectuel» de service, en l’occurrence le compositeur Wolfgang Rihm, en guise d’hommage à un orchestre dont il n’a presque pas parlé, aurait pu se résumer à une quinzaine de phrases sans grande perte.
Ce qui ressort immanquablement de cette soirée, c’est l’autosatisfaction de la nation allemande quant à son orchestre d’élite berlinois, invariablement considéré comme sa meilleure phalange du moment (ce qui n’est probablement plus le cas), voire comme le meilleur orchestre du monde (ce qui, assurément, n’est plus vrai). Douillettement serti dans la salle ronde d’Hans Scharoun à Berlin chaque concert de la Philharmonie reste un moment d’exception. En revanche, dès qu’il est confronté à une acoustique moins familière, voire qu’il lui faut retrouver sa cohésion et s’affirmer en dépit de la fatigue occasionnée par une tournée, cet orchestre révèle désormais de perceptibles failles. Il est vrai que quinze ans ont passé depuis la fin de l’ère Karajan et que beaucoup des musiciens d’aujourd’hui -recrutement souvent jeune et cosmopolite - ne sont plus les mêmes. Mais c’est surtout un certain perfectionnisme qui semble s’être perdu sous les directions successives de Claudio Abbado et Simon Rattle, au profit d’autres valeurs : transparence et ductilité du son, ouverture du répertoire, communication, humanisme… Un laboratoire sonore d’élite en quelque sorte, certes estimable, mais qu’il devient peut-être dommageable de continuer à vendre comme la formation infaillible qu’il n’est plus.
À cent cinquante euros pour les meilleures places, on est en tout cas en droit d’attendre des trompettes plus tranchantes et sûres, une meilleure écoute mutuelle dans la petite harmonie, et des cordes autrement épanouies. Jusqu’à la sonorité pincée du Konzertmeister, pas vraiment présentable à un tel niveau. Aujourd’hui des orchestres comme New York, Chicago, Amsterdam ou Dresde, entendus dans la même salle, se révèlent autrement impressionnants à ces divers égards. Dans le Rouet d’or, partition mineure de Dvorak, les cordes ne semblent s’éveiller que par moments, se fédérant subitement autour de la récurrence d’un thème d’amour chanté avec des frémissements d’une rare sensibilité. Mais le reste se disperse, et Simon Rattle ne fait rien pour ramener ses brebis égarées, le peu de cohésion de ce poème symphonique se perdant définitivement dans l’aventure.
La même esthétique du moment qui passe, au détriment de l’architecture d’ensemble, pourrait faire des ravages encore plus patents dans une construction brucknerienne. Mais là, grâce à l’inertie d’une tradition pas encore tout à fait perdue, les quatre mouvements de cette 4e Symphonie se déroulent sans errance, mais sans vraie passion non plus. On apprécie l’allègement délibéré de la substance, dans un agréable esprit post-schubertien. En revanche on reste sceptique devant l’alternance entre des fortissimi qui se veulent explosifs et fracassants (alors qu’ils ne le sont pas) et des passages écrasés, joués si ostensiblement pianissimo que la pulsation même se perd. De la «nouvelle cuisine orchestrale», assurément, mais dont la compatibilité avec le monde brucknerien, infiniment plus lourd et surtout moins apprêté, reste discutable.
N’est-ce que cela, le luxe musical au XXIe siècle ? Au delà de la déception relative d’un soir, il importe de ne pas se fier aux apparences : mieux que d’autres manifestations internationales aujourd’hui le Festival de Baden-Baden sait diversifier son offre, en ne la limitant pas à ce type de concert, digeste, à la mode, mais manquant décidément de substance. Laurent Barthel
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