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Grands espaces Paris Cité de la musique 11/20/2003 - Gérard Grisey : Les Espaces acoustiques
Christophe Desjardins (alto), Jens McManama, Jean-Christophe Vervoitte, Vincent Léonard, David Macé (cors)
Ensemble intercontemporain, Orchestre du Conservatoire de Paris, Pierre-André Valade (direction)
Après une série de quatre concerts sur le thème «Espaces – La spatialisation» donnée du 8 au 15 octobre (voir ici), la Cité de la musique propose, du 20 au 25 novembre, une nouvelle série de quatre concerts baptisée «Espaces – Champs acoustiques», à la cohérence peut-être plus incertaine, mais non moins alléchante, allant des polyphonies de la Renaissance jusqu’à Gérard Grisey en passant par une journée consacrée à Iannis Xenakis. L’intégrale, en une seule soirée, des Espaces acoustiques (1974-1985) de Grisey constituait à elle seule un véritable événement, qui avait d’ailleurs attiré la foule des grands soirs, à commencer par la présence, au fond assez intrigante, de Pierre Boulez (et Claude Pompidou), mais aussi celle de Marc-André Dalbavie.
Les Espaces acoustiques sont formés de six pièces d’une durée totale de cent minutes. Compte tenu son souci d’assurer la continuité du propos et de la progression de l’effectif instrumental d’une pièce à l’autre, c’est à regret que Grisey a dû consentir une coupure après la troisième pièce, afin de permettre un changement de plateau, qui se déroule ainsi pendant l’entracte. Bien plus qu’un «laboratoire» et manifeste «didactique» de l’école spectrale, selon les termes mêmes du compositeur, cet ensemble ambitieux représente l’une des plus hautes réussites de la création française de cette période, remarquable notamment en ce qu’il ouvrait une voie originale, dépassant le conflit entre tonalité et sérialisme par la recherche sur le son, voire le bruit, tout en se référant à plusieurs siècles de musique occidentale.
Ecrit à l’intention de Gérard Caussé, Prologue (1976) est destiné à un alto solo, sous les feux de la rampe alors que le reste du plateau et la salle sont plongés dans le noir. Il dessine une Genèse musicale à la manière du Premier prélude du premier livre du Clavier bien tempéré, présentant une mélodie qui se déploie progressivement à partir d’une double note répétée dans le grave. Après une section de haute virtuosité, qui sonne comme un écho à la grande virtuosité paganinienne et qui trouve en Christophe Desjardins un interprète confondant d’aisance, la scène s’éclaire progressivement et le soliste vient rejoindre un ensemble comprenant flûte, hautbois, clarinette, violon, violoncelle et contrebasse, pour Périodes (1974). Dans cette pièce, chronologiquement la première composée, à un stade où le compositeur n’avait pas encore conçu l’idée d’un cycle, l’on rencontre parfois Ligeti et ses continuums sonores des années 1960, mais aussi un matériau plus mouvant et libre ainsi qu’un sens de la couleur qui n’est jamais pour autant une fin en soi. L’effectif est à nouveau augmenté d’une flûte, de deux clarinettes, de deux cors, d’un accordéon, de deux percussionnistes, d’un violon et d’un alto, pour Partiels (1975), qui conjugue l’ascèse webernienne ainsi que le style planant, contemplatif et hypnotique de ces années 1970 avec l’humour d’un happening conclusif: dans une sorte de plaisanterie musicale façon XVIIIe, les musiciens ferment leur partition, rangent leurs instruments et se lèvent bruyamment, tandis que, dernier à être éclairé avant l’extinction complète des lumières, un percussionniste, dans une sorte de provocation satiste ou cagienne, écarte largement les bras, comme s’il allait faire retentir puissamment ses cymbales, mais sans mener à bien son geste.
En réalité, le coup de cymbales n’est que retardé, puisqu’il intervient ultérieurement, dans Modulations (1976-1977) pour trente-trois instruments. Déjà donnée à la Cité de la musique il y a plus de deux ans (voir ici), cette pièce privilégie l’émotion et l’impression, voire la narration, sur le discours rationnel, dans une manière de gérer le temps et d’intégrer des sonorités rauques ou anguleuses qui n’est pas sans rappeler Sibelius: des agrégats plus ou moins complexes s’y succèdent avec une intensité postromantique, qui évoquent Mahler ou le Schönberg de Farben, mais aussi une force tellurique qui est celle de Varèse, Messiaen ou Xenakis. Dans le même esprit, Transitoires (1980-1981), faisant appel à un grand orchestre avec bois et cuivres par quatre, cite les notes graves qu’arrachait la contrebasse dans Périodes, tandis que le retour de l’alto solo du Prologue annonce l’Epilogue (1985) pour quatre cors et orchestre, dans lequel les solistes, par leur concession revendiquée aux fanfares cynégétiques, provoquent un changement profond de la nature du langage, plus animé et motorique, dans une confrontation avec un orchestre devenu nettement plus tranchant.
Pierre-André Valade, qui dirigeait Court-circuit le mois dernier dans les poignants Chants pour franchir le seuil (voir ici), n’épuise sans doute pas une matière aussi riche – a-t-il simplement pu en avoir la présomption? – mais conduit d’une main sûre dans cet univers l’Ensemble intercontemporain, associé en seconde partie aux étudiants de l’Orchestre du Conservatoire de Paris, qui vivent ainsi la formidable expérience d’avoir pour chefs de pupitres les solistes de l’EIC. Le public réagit avec enthousiasme, par six rappels, redoublant son ovation lorsque le chef désigne l’immense – à tous les sens du terme – partition posée sur son pupitre.
Simon Corley
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