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Rencontre et éloignement de deux solitudes Montréal Salle Wilfrid-Pelletier 11/01/2003 - Jules Massenet : Thaïs Lyne Fortin (Thaïs), Gaétan Laperrière (Athanaël), Paul Charles Clarke (Nicias), Gregory Atkinson (Palémon), Geneviève Couillard Després (Albine), Sébastien Ouellet (Serviteur de Nicias), Hélène Guilmette (Crobyle), Ariana Chris (Myrtale), Lambroula Maria Pappas (La Charmeuse)
Renaud Doucet (mise en scène et chorégraphie)
André Barbe (décors et costumes)
Jean-Marie Zeitouni (chef des chœurs)
Orchestre symphonique de Montréal et Chœur de l’Opéra de Montréal
Bernard Labadie (direction)
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les attentes concernant cette nouvelle production de la rarement montée Thaïs, de Jules Massenet, réalisée en collaboration avec le Opera Theater of Saint Louis, étaient très grandes. Nouveau directeur artistique de l’Opéra de Montréal, c’est avec cette œuvre fort belle mais peu fréquentée que Bernard Labadie avait choisi d’inaugurer officiellement son mandat, donnant du même coup ce qui semble bel et bien avoir été la création montréalaise de l’ouvrage. L’affiche en elle-même avait de quoi intriguer , partagée entre une distribution s’annonçant remarquable, un orchestre profondément associé à la musique française et un chef dont le nom, malgré sa solide expérience et ses grandes réussites antérieures, demeure fort peu associé à l’opéra aux yeux du public montréalais, et encore moins au répertoire français. Le moins que l’on puisse dire, c’est que lesdites attentes furent très largement comblées.
Visuellement, la chose laisse d’emblée une forte impression. Du début à la fin, l’action se déroule sur un seul et même plan, à l’avant-scène, au centre d’une imposante construction ovale qu’on peut très bien associer à l’œil divin dont personne ne semble réussir à se cacher. L’arrière de la scène est réservé au domaine de l’imaginaire, à celui d’Athanaël principalement, et ce qui s’y déroule en demi-teintes symbolise efficacement les songes qui viennent tourmenter le jeune moine cénobite. En revanche, cette utilisation spécifique d’un espace scénique relativement étendu aura son effet pervers à quelques occasions. Malheureusement, le ballet du deuxième acte sera réduit au strict minimum et fera bien piètre figure (mais Massenet lui-même aurait-il souhaité qu’on y accorde plus d’importance ?), et il faut reconnaître que la majorité des scènes de groupe se déroulant au palais de Nicias paraissent plutôt encombrées.
Symbolisme aussi crédible, mais sûrement plus discutable, pour la conception dudit palais et des appartements de la belle courtisane. En effet, l’envie d’opulence, de grandiloquence même, peut paraître quasiment irrésistible en ce qui concerne ces lieux, mais André Barbe prend ici un tout autre chemin, insistant sur la vanité du matériel, tant dans les décors que dans les costumes. Bien que celui de Thaïs soit fort réussi, ceux de Nicias et de son entourage sont réalisés dans des couleurs criardes et brutales, et les accessoires en usage, représentant surtout des miroirs dans lesquels chacun peut se contempler à sa guise, font spécialement kitsch. Fausseté des choses donc, fausseté du luxe, fausseté du plaisir, laideur du plaisir terrestre même (malgré une musique si admirablement chatoyante !) : c’est précisément là, le premier acte terminé et après le Dis-moi que je suis belle, qu’on plonge profondément au cœur du drame de cette malheureuse courtisane et de ce moine solitaire, au cœur de leurs désirs et de leur solitude extrême, et on en ressort après une grande soirée de théâtre et de chant.
Si justement Fortin apparaît un peu en retenue jusqu’à la fin de son célèbre air (couronné avec conviction par le fameux contre-ré), on peut se dire que son jeu s’inscrit parfaitement dans la conception d’ensemble de la pièce : un faux bonheur affiché, une fausse bravoure face à cet inconnu qui vient prêcher l’amour de la douleur (sic), les germes perceptibles d’un tremblement de l’âme, et un désespoir seulement plus criant, plus troublant, alors qu’elle montre finalement son personnage sous son véritable jour. Ses talents d’actrice nous valent d’ailleurs une scène de la méditation superbe d’intériorité et bouleversante d’angoisse, soutenue par le violon solo de Richard Roberts qui la termine malheureusement sur une petite (!) fausse note. Vocalement, le timbre est beau et homogène, peut-être pas toujours aussi coloré qu’on le souhaiterait, mais la voix demeure encore prodigieusement agile, souple, et la cantatrice n’est pas avare d’effets judicieusement utilisés comme ces magnifiques piani qui viennent chapeauter ici et là les phrases élégiaques de Massenet, au surplus délivrées avec une diction parfaite et on ne peut plus idiomatique.
Si Fortin est une Thaïs remarquable, l’ Athanaël de Gaétan Laperrière est absolument renversant. La voix, d’abord, est extraordinaire : rarement entend-on, et dans l’opéra français de surcroît, cette espèce d’autorité, de command comme disent les Anglais, qui fait que chaque mot, chaque inflexion sonne comme parole d’Évangile (la chose pourrait difficilement être plus à propos ici), une voix sombre et riche, qui éclipse totalement une certaine égalité dans la caractérisation. Encore une fois, malgré les grandes qualités de Fortin (et du reste de la distribution), c’est lui qui apparaît résolument comme le principal acteur du drame, l’instigateur de l’élévation de la courtisane et à la fois de sa propre déchéance. On ne saurait trop discerner si cela provient essentiellement du livret, de l’interprète, de la direction d’acteurs, de la musique en elle-même, mais gageons que tout cela y est un peu pour quelque chose. C’est de lui, en somme, que semble émaner la plus grande force de cette production. En effet, on sent chez lui, et ce dès les premiers moments d’introspection de l’acte I, que son Athanaël désire profondément Thaïs, qu’il l’aime d’une manière obsessionnelle et profondément charnelle, et que cette mission de salvation qu’il se donne promptement n’est en vérité qu’une façade qui cache des pulsions que lui-même refuse d’accepter, mais dont il n’est que trop conscient. On vient ici rejoindre la ‘’fausse’’ Thaïs du premier acte, celle qui au fond est au bord du gouffre dès le début et qui cache un grand mal de vivre sous des dehors rieurs et enjôleurs. Voilà, donc, le nœud de l’histoire. À l’échelle dramatique, deux entités s’approchent, se croisent, et s’éloignent sans jamais s’être touchées : le cénobite se précipitant sur l’objet de ses désirs refoulés, le saisissant au passage alors que celui-ci est dans un état psychologique lamentable; la courtisane, de son côté, fatiguée et assurément désillusionnée face à l’amour et à la vie en général, prenant définitivement le parti de la spiritualité sur la chair, et laissant le pauvre agent de cette conversion (qui au fond, n’en est pas vraiment une) seul, atrocement seul, et victime impuissante de lui-même. La conversion de Thaïs, le changement de cap d’Athanaël, tout cela nous apparaît effectivement comme bien plus inévitable, bien plus normal, dans l’ordre des choses, que comme l’aboutissement d’un quelconque processus de rédemption. De manière ultime, les deux êtres s’éloignent s’en s’être jamais connus (ou plutôt reconnus); saisissant dernier tableau, au cours duquel Thaïs, avant de mourir, revêt l’immense mante blanche que portait emblématiquement Athanaël avant de partir combattre le démon. Les deux protagonistes expirent côte à côte, mais c’est un univers entier qui les sépare.
Les autres membres de la distribution apportent de bonnes contributions, bien que plus effacées. Paul Charles Clark projette une voix claire et aérienne, dont la couleur colle bien au personnage de Nicias, et son français est impeccable. Même chose pour le Palémon de Gregory Atkinson; les rôles de soutien sont pour la plupart bien tenus.
Dans la fosse, Labadie anime un OSM à la hauteur de sa grande réputation, respirant avec les chanteurs à chaque instant. On en vient malgré tout à se demander si dans le contexte d’une salle aussi mal sonnante que Wilfrid-Pelletier, lors d’une représentation d’opéra en plus, la texture si particulière de la musique de Massenet n’est pas mal servie; on constate assez vite que bien de délicates subtilités de la partition ne passent pas la rampe.
Bernard Labadie a beaucoup insisté dernièrement sur sa ferme intention de donner une plus grande place à l’opéra baroque sur la scène montréalaise (on s’en serait bien douté !), mais également et surtout, de confirmer Montréal comme premier lieu de l’opéra français en Amérique. Dans la veine de ce que l’on nous a servi samedi dernier, on se surprend à espérer très fort des reprises de Werther, de Manon, et par-dessus tout, de Pelléas….À suivre.
Renaud Loranger
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