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Boulez et le citron pressé

Paris
Théâtre Mogador
10/04/2003 -  et samedi 4 octobre 2003

16 heures
Conférence de Pierre Boulez: Comment je l’entends


18 heures
Leos Janacek : Sonate pour piano «1er octobre 1905» – Quatuor n° 2 «Lettres intimes»
David Fray (piano), Quatuor Alma


20 heures
Leos Janacek : Sinfonietta – Capriccio – Messe glagolitique
Jean-Efflam Bavouzet (piano), Elzbieta Szmytka (soprano), Cornélia Oncioiu (alto), Herbert Lippert (ténor), Youri Kissin (basse), Philippe Brandeis (orgue)
Chœur de l’Orchestre de Paris, Didier Bouture et Geoffroy Jourdain (chefs de chœur), Orchestre de Paris, direction: Pierre Boulez


Paradoxe de la vie musicale parisienne: le seul à pouvoir imposer une journée 100% Leos Janacek (1854-1928) – avec un triptyque exhaustif (conférence/avant-concert/concert) et, comme il ne manque pas de le souligner lui-même, coûteux (neuf trompettes additionnelles dans la Sinfonietta, solistes, chœur et orgue dans la Messe glagolitique) – n’est autre que Pierre Boulez. Paradoxe, car, jusqu’à ce jour, il s’est davantage fait connaître, c’est le moins que l’on puisse dire, comme un apôtre de la «modernité viennoise» que comme un fervent défenseur du compositeur morave. D’où le besoin qu’il a peut-être éprouvé de s’en expliquer au cours d’une présentation intitulée «Comment je l’entends», sous forme de dialogue avec Marc-André Dalbavie, compositeur en résidence à l’Orchestre de Paris.


1. Conférence


Egal à lui-même, avec l’aisance et le sens de la pédagogie qu’on lui connaît, délivrant ici ou là quelques piques, Boulez monopolise la parole durant quarante-cinq minutes, à peine relancé de temps à autres par Dalbavie.


Il expose d’abord les étapes successives de son approche de Janacek: inconnu au Conservatoire à la Libération («même Messiaen, malgré sa grande curiosité, ne l’évoquait pas»), il opère une percée décisive à l’occasion des représentations de La Petite renarde rusée données au Théâtre des Nations par le Komische Oper de Berlin (Est) dans une mise en scène de Walter Felsenstein (vers 1957-1958). Boulez découvre ensuite dans la bibliothèque de Sir William Glock, responsable de la musique à la BBC (1959-1972), Le Journal d’un disparu, dont il assure la création française en 1976 à Tours (à la Grange de la Besnardière). Entre temps, dans le cadre d’une saison new-yorkaise consacrée pour partie à la naissance des nationalismes, il aura interprété la Sinfonietta. En outre, aux débuts de l’Ensemble Intercontemporain (vers 1977-1978), il dirige Alain Planès dans le Capriccio pour piano et instruments à vent.


Boulez définit ensuite Janacek – compositeur dont le style s’est affirmé tardivement (comme Carter), mais né avant tous les grands noms de la modernité (Debussy, Schönberg, Ravel, Bartok, Stravinski) et contemporain de la naissance des nationalismes – par son rapport politique, religieux et musical avec Vienne. A la différence de Bartok – inconcevable sans la tradition viennoise (un orchestre ancré dans cette tradition, des Quatuors héritiers de ceux de Beethoven), sans un certain classicisme de la forme et dont la spécificité hongroise serait, au fond, secondaire – Janacek écrit des œuvres qui n’ont rien à voir avec les formes classiques: non seulement les mouvements n’obéissent pas aux schémas traditionnels (forme sonate, scherzo, …), mais ils sont regroupés par affinités, non par fonctions, à l’image de la Sinfonietta.


Un autre parallèle s’impose, avec Stravinski: en recourant au vieux slavon pour le texte de sa Messe glagolitique (1926), Janacek non seulement rejette la langue de l’Eglise, mais cherche également à obtenir une atmosphère hiératique, comme Stravinski et son Oedipus rex en latin (1927); de même, si les deux compositeurs publient à deux années d’intervalle une œuvre concertante pour piano et instruments à vent, Stravinski fait appel à une formation complète, tandis que Janacek réunit un ensemble totalement atypique, regroupant une flûte, deux trompettes, un tuba ténor et trois trombones.


Marginal, Janacek l’est peut-être comme Moussorgski par rapport à Rimski, mais, bien que ne s’étant pas coulé dans la tradition viennoise comme Smetana et Dvorak, il refusait violemment à ce qualificatif. Sans faire le travail musicologique d’un Bartok, il n’en était pas moins attaché à traduire le plus fidèlement possible par les notes les inflexions du langage. Sa technique d’écriture procède par accumulation, répétition et superposition de motifs qu’il use jusqu’à la corde, comme un citron qu’il presserait pour en retirer tout le jus… avant de passer à un autre citron. Il n’est donc pas l’homme du développement ou de la combinatoire, mais plutôt celui de blocs d’une force impressionnante, qui rappellent à Boulez le côté «brut de décoffrage» de la peinture de Fernand Léger.


Janacek semble prendre un malin plaisir à multiplier l’emploi des instruments dans des tessitures extrêmes (ainsi les notes rapides des trombones dans le grave en guise d’accompagnement au début du deuxième mouvement de la Sinfonietta) ou, comme Berlioz, à provoquer des «dissonances (fortes oppositions) de registres» que Boulez souhaite rééquilibrer. Se demandant si cette maladresse d’écriture est intentionnelle, il reconnaît toutefois qu’elle tient, de façon fort originale, du phénomène acoustique davantage que de la musique. Toujours est-il que c’est au chef d’orchestre, qui se doit d’être pragmatique, d’opérer les choix interprétatifs qui s’imposent. Alerté par Rattle, Boulez a d’ailleurs utilisé la version originale de la Messe glagolitique, récemment éditée (et créée en France par Chung il y a deux ans, voir ici), car devant les difficultés posées tant par la rythmique que par l’effectif requis (trois timbaliers – encore le Requiem de Berlioz – et une redoutable partie d’orgue), des simplifications considérables avaient été effectuées dans l’édition courante.


Répondant enfin durant un quart d’heure à quelques questions posées par le public – le studio de Mogador s’étant d’ailleurs révélé trop exigu – Boulez précise les œuvres auxquelles il est particulièrement attaché: Le Journal d’un disparu, De la maison des morts, un opéra remarquablement peu conventionnel pour son époque, L’Affaire Makropulos et son étrange livret. Cependant, pas plus hier qu’aujourd’hui il n’est prévu qu’il dirige d’opéra de Janacek. Interrogé sur la pertinence d’un rapprochement avec Bruckner, il souligne que le compositeur autrichien, certes fortement enraciné dans sa province comme Janacek, en diffère substantiellement, notamment parce qu’il a fait évoluer la tradition viennoise de l’intérieur, et non de l’extérieur, sous la forme d’une lutte. Sur la dimension «écologique» du compositeur de La Petite renarde rusée, il estime qu’il était alors trop tôt pour parler d’écologie, mais que la nature constitue indéniablement chez lui une préoccupation et que les thèmes auxquels il a montré son attachement sont suffisamment généraux pour rencontrer un écho au fil des époques.


2. Avant-concert


Inconnu au Conservatoire du temps où Boulez y était étudiant (cf. supra), Janacek est maintenant régulièrement joué, et de fort belle manière, ainsi que devait le démontrer le bref avant-concert.


Dans la Sonate pour piano «1er octobre 1905» (1906), David Fray (vingt-deux ans), élève de Jacques Rouvier et Christian Ivaldi, développe une lecture postromantique, contrastée, percussive et échevelée, évoquant Liszt ou Rachmaninov. D’une grande violence, restituant le drame décrit par cette partition – dont seuls les deux premiers mouvements ont pu être copiés par sa créatrice, le compositeur en ayant détruit le manuscrit – sa vision hallucinée n’est pas exempte de maîtrise, comme en témoigne la parfaite construction en arche de l’Adagio (La mort).


Le Second quatuor «Lettres intimes» (1928) trouve dans les quatre jeunes femmes du Quatuor Alma, qui travaille au Conservatoire avec Jean Sulem, des interprètes à la hauteur des immenses défis techniques et stylistiques qu’il soulève. Si l’engagement et la mise en place sont donc irréprochables, avec un premier violon d’une précision diabolique (Ann-Estelle Médouze), l’ensemble pêche tout juste par un excès de contrôle au détriment de la folle liberté qu’appelle ce cri de vie et d’amour d’un jeune homme de soixante-quatorze ans.


3. Concert


Avec Boulez, on s’en doute, le choix des œuvres retenues pour le concert, qui aura réuni le tout-Paris des grands soirs (Jack Lang, Pierre Bergé, …), ne relève pas du hasard: la Sinfonietta plutôt que Taras Bulba, le Capriccio plutôt que le Concertino, la Messe glagolitique plutôt, peut-être, que des extraits d’opéra. Non seulement il a explicitement souhaité une unité de temps (1926-1927), mais il a sans doute privilégié des partitions qu’il connaissait déjà (cf. supra) et/ou dont la portée lui a paru la plus universelle.


Rutilant, transparent, mais, du coup, pas nécessairement idiomatique, l’Orchestre de Paris offre une très belle Sinfonietta (1926). Fort peu folklorique (Fanfares), inhabituellement rêveuse (Le Château), voire langoureuse (Le Monastère de la reine), elle n’en dispense pas moins le tranchant (La Rue) et l’énergie (L’Hôtel de ville) que l’on en attend d’ordinaire. Alternant tension et détente, avec une tendance assez inhabituelle à prendre le temps pour laisser s’exprimer la poésie, le chef veille en même temps à gommer certaines aspérités, ainsi qu’il l’a d’ailleurs laissé entendre au cours de sa conférence.


Sous-titré Défi, le Capriccio pour piano (main gauche) et instruments à vent (1926) en pose manifestement plus d’un, que ce soit au pianiste, aux musiciens, au chef… ou au compositeur, ne serait-ce que l’extraordinaire diversité de climats qui le définit. Jean-Efflam Bavouzet, qui avait précisément fait ses débuts à l’Orchestre de Paris avec Boulez – remplaçant feu Solti – en janvier 1998 (voir ici), fait feu de tout bois, discrètement accompagné par les sept musiciens de cet ensemble littéralement inouï. Sans concession aucune, d’une verdeur réjouissante, il souligne le grinçant d’une partition qui, bien que destinée à Otakar Hollmann et non à Paul Wittgenstein – trouve dans la Première guerre mondiale la même inspiration tragique que le Concerto de Ravel.


Ayant souligné la dimension laïque, voire anticléricale, de Janacek, Boulez confère fort légitimement une formidable dimension dramatique et expressive à cette Messe glagolitique en laquelle Kundera voyait «une orgie plus qu’une messe». On n’en regrettera que davantage le refus de se consacrer, un jour ou l’autre, à l’un de ses opéras. Ici encore, les tempi sont plutôt retenus, mais hormis une rapide Introduction (deuxième morceau orchestral introductif, qui succède à la bouillonnante Intrada), qui semble dépourvue de poids, la prétendue froideur de Boulez est à jeter aux oubliettes, même si l’enthousiasme juvénile laisse le plus souvent la place à une vigueur plus mûre, plus réfléchie: tendresse du Kyrie, puissance du Gloria et du Sanctus, violence du Credo, subtilité des textures de l’Agnus Dei, tout y est. Le Chœur de l’Orchestre de Paris est à son affaire avec ce fameux vieux slavon, les solistes font bonne figure (notamment la soprano Elzbieta Szmytka) compte tenu de la difficulté de leurs parties et Philippe Brandeis construit remarquablement son solo d’orgue, qui se dirige progressivement vers une irrésistible frénésie. Quant à l’Orchestre de Paris, après ses remarquables prestations dans Jenufa en 1996 et la saison dernière (voir ici), il est en passe de devenir la phalange française la plus familière du compositeur.



Simon Corley

 

 

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