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Quand l’encens sent le soufre : la Damnation de Faust à Genève Geneva Grand Théâtre 06/16/2003 - et 13, 18, 20, 22, 24 & 26 juin 2003 Hector Berlioz : La Damnation de Faust Katarina Karnéus (Marguerite), Jonas Kaufmann (Faust), José van Dam (Méphistophélès), Frédéric Caton (Brander)
Orchestre de la Suisse romande, Chœurs du Grand-Théâtre de Genève, Chœur Orpheus de Sofia, Maîtrise du Conservatoire populaire, Patrick Davin (direction).
Olivier Py (mise en scène et lumières), Pierre-André Weitz (décors et costumes).
Il paraît que les bonnes âmes de Genève, le jour de la première, scandalisées par tant de nudité, manifestèrent leur réprobation horrifiée : que tout commence par Adam et Eve en tenue biblique, cette dernière voluptueusement enlacée à un serpent fort phallique, passe encore ; mais que l’on assiste en même temps à la crucifixion, c’en était déjà trop. Que les follets dansent tout nus en prenant des poses sans équivoque, cela dépassait tout. Et que tout se termine par l’ascension d’une Marguerite tout aussi nue, même vue de dos, gravissant un escalier et passant, avant d’atteindre le paradis, sous le porche d’une église, cela imposait au moins, une fois rentré chez soi, un examen de conscience assorti des pénitences adéquates.
Il est vrai que la production genevoise pose une fois de plus le problème de la mise en scène d’opéra aujourd’hui, souvent autant alimentée par les fantasmes ou les obsessions du metteur en scène que par une lecture approfondie de la partition – à supposer qu’il sache la musique. Ceux qui connaissent Olivier Py l’ont bien reconnu là, à travers cette sexualisation très appuyée, ces scènes à connotation sado-masochiste, ce goût de la dérision provocatrice et sulfureuse, notamment quand les étudiants de la taverne d’Auerbach tiennent aussi bien du routier que de la drag-queen. On peut évidemment s’offusquer, mais force est de convenir qu’il y a là un travail passionnant, remarquable d’invention et de cohérence, qui n’est peut-être pas si loin, finalement, de la vérité de l’œuvre.
Tout est placé sous le signe du passage et de l’inversion, entre le bien et le mal en particulier. Tel est le sens de cette échelle omniprésente, de ce pandémonium qui inverse, avant l’assomption de Marguerite, les rites de la messe, de ces anges un peu diablotins fort portés sur les extases solitaires. Dieu et Satan ont rarement été si proches. Dès le duo d’amour, Marguerite est souillée. Faust le blasphémateur ressemble au Christ. Quand il chante l’Invocation à la nature, face au public, derrière le chef, on dirait un croisement de Jésus et de Prométhée. Cette Damnation s’inscrit dans le carnavalesque médiéval revu par un romantisme qui ne peut s’empêcher de racheter les pécheresses : Marguerite montant au paradis, c’est l’Eve du début. Un romantisme qui projette aussi ses obsessions dans un fantastique ténébreux : tout est noir, gris ; la toile de fond rappelle de très près les dessins de Victor Hugo, avec des vols de créatures tenant de l’ange et de la chauve-souris. Quant à l’enfant agitant un drapeau sur un char pendant le chœur des étudiants et des soldats, ne descendrait-il pas de la Liberté guidant le peuple de Delacroix et du Gavroche hugolien ?
L’exploitation de l’espace est remarquable, surtout dans sa hauteur et sa profondeur (la chambre de Marguerite, qui se rétrécit vers le fond et tient déjà de la prison). La chorégraphie est aussi très inventive, là où on pouvait facilement tomber dans le ridicule, notamment dans les scènes de nu ou de travestis. Ce qu’on pourrait reprocher à l’ensemble, c’est une certaine surcharge dans les intentions au début, tout se concentrant ensuite davantage sur le drame lui-même. Quelques effets faciles sentent également le déjà vu : au moment de la Course à l’abîme, faire tourner un manège miniature alors que le metteur en scène joue sur la verticalité semble quelque peu gratuit.
La scène, en tout cas, attire plus que la fosse. Remplaçant Louis Langrée initialement prévu, Patrick Davin n’a jamais réussi à aller au delà des notes, peinant même parfois à trouver l’équilibre entre les pupitres. Dès les premières mesures, la direction paraît scrupuleuse, mais laborieuse et pesante ; elle ne trouvera jamais cet élan, cette flamme si typiquement berlioziens, comme si le chef cherchait avant tout à éviter un accident. Il n’a pourtant rien à craindre, ni des chœurs ni des solistes. Jonas Kaufmann, malgré un timbre un peu nasal et une émission parfois légèrement en arrière, est un beau Faust, très intériorisé, douloureux et torturé, négociant fort bien les passages en demi-teintes, avec un « Merci doux crépuscule » et une Invocation à la nature de grande allure. Katarina Karnéus, à défaut d’être inoubliable, a pris l’exacte mesure du rôle de Marguerite, à qui elle a conservé sa jeunesse blessée. Handicapé par une pharyngite – qui le contraint à chanter une octave plus bas le mi aigu de l’Air des roses - José van Dam a une telle technique qu’il peut sortir la tête haute de la représentation, en remontrant à tous par la perfection de son articulation et son intelligence du texte, impayable quand il chante la Puce avec perruque et robe pailletée.
Didier van Moere
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