Back
Comment peut-on être allemand? Paris Théâtre Mogador 06/04/2003 -
Josef Haydn : Symphonie n° 31 «Appel de cor»
Matthias Pintscher : Concerto pour violon (création française)
Wolfgang Rihm : Spiegel und Fluß (création française)
Piotr Ilyitch Tchaïkovski : Francesca da Rimini, opus 32
Frank Peter Zimmermann (violon)
Orchestre de Paris, Christoph Eschenbach (direction)
L’Orchestre de Paris offrait un programme riche et composite permettant notamment d’entendre en création française des œuvres de deux compositeurs allemands, Matthias Pintscher et Wolfgang Rihm, dont on serait tenté de dire, si l’on ne craignait l’injustice réductrice de telles considérations, que chacun d’entre eux est, dans sa génération (respectivement la trentaine et la cinquantaine), le représentant le plus en vue de la musique de son pays.
Déjà servi par Christoph Eschenbach voici deux saisons (voir ici) et, il est vrai, Parisien d’adoption (et présent au cours de cette soirée), Pintscher, tout juste âgé de trente-deux ans, bénéficie déjà d’une solide renommée internationale; son opéra L’Espace dernier, sur des textes de Rimbaud, sera d’ailleurs créé à l’Opéra Bastille en février prochain. En sourdine, «musique pour violon et orchestre», a été donnée en première audition le 27 février dernier par Frank Peter Zimmermann et la Philharmonie de Berlin dirigée par Peter Eötvös, Elle se présente comme une pièce concertante d’un seul tenant, d’une durée de vingt-cinq minutes, et fait appel à une formation classique, mais dont les cordes sont divisées en deux groupes et qui est augmentée de deux pianos et deux harpes, placés au devant, ainsi que d’une percussion métallique assez fournie (six exécutants).
Si l’on y identifie parfois certaines des caractéristiques de ce que l’on connaît déjà du style de Pintscher, telles que le goût pour des nuances poussées jusqu’aux confins du silence (qu’évoque peut-être le titre), les contrastes d’intensités et une tendance à l’ellipse, force est toutefois de constater que le propos – certes toujours relativement fragmenté, instable, retenu et concis à la fois, mais parfois organisé autour de notes-pivots – prend une tournure plus usuelle et que l’orchestration adopte un parti pris de raffinement et d’effets instrumentaux. De facture plus traditionnelle, la partie de violon, tenue avec classe et intelligence par Zimmermann, ne lésine ni sur le lyrisme, ni sur la virtuosité. De couleur souvent postromantique, plus allemand dans son expression que dans sa sonorité, l’ensemble – auquel on pourra reprocher, malgré le souci affiché par le compositeur que «l’interaction entre logique et poésie [doive] toujours rester perceptible», une construction un peu lâche – entretient des affinités avec le climat du Concerto à la mémoire d’un ange de Berg, voire, ce qui est sans doute plus inattendu, avec la luxuriance scintillante du Premier concerto de Szymanowski.
Dans Spiegel und Fluß (1999), dédiée à Eschenbach (et à l’Orchestre de la Radio de Hambourg), Rihm, décidément prolifique – Chailly et l’Orchestre du Concertgebouw présenteront Unbennant IV (pour orgue et orchestre) le 27 août prochain à Lucerne – confirme qu’il n’est nullement réductible à une esthétique unique: rien de commun, ici, avec certaines de ses partitions pourtant contemporaines, que ce soit le lyrisme de Trigon (1999) (voir ici), les paroxysmes de Concerto (Dithyrambe) (2000), l’exubérance de Jagden und Formen (2001) (voir ici), l’âpreté de Die Stücke des Sängers ou l’émotion de Das Lesen der Schrift (2002) (voir ici). D’une durée de vingt minutes, la pièce est écrite pour un orchestre de dimension familière: bois par trois, quatre cors, deux trompettes, trois trombones, tuba, harpe, timbales, percussion (un exécutant) et cordes. C’est le woodblock, seul et pianissimo, sur un rythme lent et irrégulier, qui ouvre et clôt l’œuvre; dans l’intervalle, il revient scander périodiquement le déroulement d’un discours fortement marqué par la mélancolie, voire par le pessimisme – témoin la prédominance des teintes sombres (cor anglais, altos) – et par les réminiscences avouées – des chorals, une structure rythmique fondée sur les accords de la partie de piano d’un lied de Schubert. Même si le compositeur, généralement peu disert sur sa propre musique, n’en dit pas beaucoup plus, il est difficile de ne pas y entendre aussi Beethoven (les deux trompettes dissimulées dans la coulisse rappellent inévitablement les ouvertures Leonore II et Leonore III), Wagner (particulièrement le Prélude de Parsifal), Bruckner, Mahler ou Pfitzner.
La trompeuse et énigmatique simplicité du langage ne trouve pas d’emblée de solution dans le titre, non moins intriguant. A cet égard, la traduction proposée (Miroir et fleuve), d’une incontestable neutralité, n’en restitue peut-être pas toutes les significations: non seulement «Spiegel» peut aussi bien désigner un singulier qu’un pluriel, mais «Fluß», s’il équivaut certes à «fleuve» – après tout, le catalogue de Rihm comprend plusieurs morceaux intitulés Vers une symphonie fleuve, en français dans le texte – renvoie aussi à «flux», «écoulement». Dès lors, si l’on ne perd pas non plus de vue son sous-titre (Nachspiel und Vorspiel, à savoir Postlude et prélude), Spiegel und Fluß, composée à l’occasion de ce que l’on appelait alors le «millenium», apparaît comme une ample réflexion sur le temps. Dans ce contexte, l’omniprésence de cette scansion irrégulière du woodblock établit la différence entre le temps «réel» et le temps tour à tour ralenti et accéléré sur lequel le compositeur exerce son emprise. Retour sur le passé (miroir, postlude) au travers des évocations susmentionnées et d’une atmosphère méditative, ouverture sur l’avenir (écoulement du temps, prélude) dans cette conclusion qui s’apparente davantage à des points de suspension ou à une page blanche qui va se remplir: c’est dans cette dialectique que s’inscrit Rihm. Par conséquent, l’enracinement dans la tradition germanique, bien loin de limiter l’ambition conceptuelle, traduit au contraire une osmose idéale entre le projet (d’une profondeur presque caricaturalement allemande, lui aussi) de ce Spiegel und Fluß et sa réalisation sonore.
En lever de rideau, la Trente et unième symphonie («Appel de cor») (1765) de Haydn ménage, comme la fameuse trilogie (Matin, Midi et Soir) composée à la même époque, de nombreux soli destinés à mettre en valeur l’Orchestre d’Esterhaza. Eschenbach opte pour une lecture franche et vigoureuse de cette symphonie dans laquelle, outre les quatre cors, la flûte, les hautbois, le violon, le violoncelle et la contrebasse se voient confier des parties remarquablement virtuoses.
Pour conclure, il était intéressant, à peine un mois après l’exhumation du poème symphonique éponyme (1913) de Paul von Klenau (voir ici), de retrouver Francesca da Rimini (1876) de Tchaïkovski, qui ne figure pas non plus si souvent que cela à l’affiche des concerts. Absence fort regrettable, ne serait-ce que parce que cette «fantaisie symphonique» inspirée d’un épisode de L’Enfer de Dante, d’une redoutable difficulté d’exécution et de mise en place, révèle une surprenante influence wagnérienne, tant dans le langage (chromatismes, voire harmonies) que dans l’orchestration. Mais il est vrai que le compositeur russe avait pris part, en août 1876, au premier Festival de Bayreuth. Dans une option parfaitement défendable, Eschenbach ne craint pas de faire sonner cette musique d’une rare violence et d’en souligner avec force le côté spectaculaire et la démesure romantique.
Simon Corley
|