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Otello, sans le drame, mais avec des chaises Strasbourg Opéra national du Rhin 10/29/2025 - et 31*, 3, 6, 9 (Strasbourg), 16, 18 (Mulhouse) novembre 2025 Giuseppe Verdi : Otello Mikheil Sheshaberidze (Otello), Adriana González (Desdemona), Daniel Miroslaw (Iago), Joel Prieto (Cassio), Brigitta Liszta (Emilia), Massimo Frigato (Roderigo), Jasurbek Khaydarov (Lodovico), Thomas Chenhall (Montano), Young‑Min Suk (Un héraut)
Chœur de l’Opéra national du Rhin, Hendrik Haas (chef de chœur), Chœur de l’Opéra national de Nancy-Lorraine, Christophe Talmont (préparation du chœur), Orchestre philharmonique de Strasbourg, Speranza Scappucci (direction musicale)
Ted Huffman (mise en scène et décors), Astrid Klein (costumes), Bertrand Couderc (lumières), Pim Veulings (mouvements)
 (© Klara Beck)
Un plancher réfléchissant, trois murs blancs dressés jusqu’à mi‑hauteur, et quatre doubles portes sans chambranles : la production n’a probablement pas coûté bien cher en frais d’études et de construction. Un espace clos et neutre, quelques fauteuils et chaises avant l’entracte, puis les nombreuses tables rondes d’une réception, telles qu’aurait pu les dresser là un traiteur de service, des costumes modernes en quête d’élégance mais plombés par la banalité du concept, voire, quand il s’agit de marquer l’appartenance aux classes sociales les plus aisées, par un formalisme officiel désastreux pour certaines silhouettes, des éclairages relativement soignés, à la recherche d’une chaude lumière diurne plutôt réussie au deuxième acte, et d’une dramatisation qui reste trop timide au premier... Voilà pour les ingrédients de cette nouvelle production de l’Othello de Verdi. Oui, Othello, mais ce pourrait être aussi n’importe quoi d’autre. Fort peu à voir, convenons‑en.
Le programme de salle s’évertue à nous rappeler qu’à l’époque du théâtre élisabéthain, hormis les acteurs, il n’y avait rien à voir non plus, et que Shakespeare se contentait fort bien de ce dénuement. Mais le jeu supposé d’un acteur shakespearien avait‑il quoi que ce soit de commun avec la banalité de ce qu’on nous impose ce soir ? Cette propension à laisser interminablement déambuler des chanteurs impavides, ou à les faire s’asseoir de longues minutes faute d’inspiration scénique, finit par vider le propos de sa substance. Le texte de présentation insiste sur l’importance d’une « narration verbale, musicale et gestuelle » débarrassée de toute redondance scénique. Peut‑être. Mais ici, c’est précisément l’absence d’investissement dramatique de la narration qui nous paraît la plus patente.
On garde le souvenir de bonnes versions de concert d’Othello, sans partition, chaque chanteur laissé libre de gérer son jeu devant l’orchestre, qui offraient bien davantage d’intensité et de vérité expressive que cette bizarre recherche de neutralité obstinée. Mais peut‑être est‑ce là, finalement, le vrai scoop à déduire de la soirée : toute version d’opéra donnée en concert serait‑elle un avatar de théâtre élisabéthain qui s’ignore ? On n’a rien contre le minimalisme, bien au contraire. Mais ici, à force de piétiner en équilibre sur l’étroite ligne de démarcation entre épure et insignifiance, force est de constater que le metteur en scène new‑yorkais Ted Huffman et son équipe penchent trop souvent du mauvais côté.
Manquerait semble-t-il à cette production ce qui devait constituer l’un de ses ressorts essentiels : un Othello incarné par un chanteur afro‑américain, en l’occurrence le remarquable ténor Issachah Savage. D’ailleurs le programme de saison annonçait même deux Othello noirs, avec en alternance Errin Duane Brooks, lui aussi disparu de l’affiche. Dans l’urgence, il a fallu faire appel au Géorgien Mikheil Sheshaberidze, quant à lui inéluctablement blanc, sans blackface possible, ce qui aurait dès lors privé la mise en scène de Ted Huffman de l’un de ses principaux axes de construction, autour de présumés « préjugés ethniques et raciaux » en tant que « facteur d’isolement » du rôle principal. Terrain de toute façon glissant, et puis, au vu de la pauvreté de ce qui se passe ici sur le plateau, on se demande bien quelle évidence supplémentaire ce type d’opposition primaire aurait pu apporter.
Scéniquement emprunté, Mikheil Sheshaberidze s’impose au moins vocalement comme un véritable Othello, avec une projection incisive et un timbre qui, sans être séduisant, franchit aisément la masse orchestrale. Mais l’impossibilité de concilier la stabilité de l’aigu avec de notions trop sommaires de beau chant italien le conduit droit à l’impasse du quatrième acte, où il ne peut plus émettre que des beuglements étouffés, certes pathétiques mais surtout pénibles. Du beau chant, on en trouve en revanche à foison chez Adriana González, qui réussit magistralement à construire sa Desdémone sur la seule expressivité de ses lignes vocales, à défaut d’indications de mise en scène qui pourraient l’aider à mieux incarner physiquement son personnage. A l’acte IV, et même si l’œil n’aide toujours pas (ah cet indigent décor de tables à moitié desservies, et ah surtout, ce laidissime petit négligé de nuit avec savates !), au moins du vrai chant verdien s’installe. L’Air du Saule est un petit miracle, l’Ave Maria maintient durablement l’émotion sur le fil, on retient son souffle, l’attention est captée. Enfin !
Autre beau moment lyrique, le Credo du Iago de Daniel Miroslaw. Le timbre n’est pas des plus agréables, mais la voix est intéressante, et même si à ce moment la mise en scène reste simpliste, à piétiner à l’avant‑scène, tantôt à droite, tantôt à gauche, cette totale neutralité physique, combinée à un chant délibérément peu ostentatoire (et sans éclat de rire conclusif), a quelque chose de véritablement glaçant. Dommage qu’ensuite, l’indisposition du chanteur, annoncée en début de soirée, commence à se faire plus nettement sentir. Seconds plans efficaces, à défaut d’être marquants, parmi lesquels on note la bonne crédibilité scénique et vocale du Cassio de Joel Prieto.
Depuis la fosse, Speranza Scapucci a parfois du mal à maintenir la cohésion d’une masse chorale entretenue, au I, dans un constant (et relativement artificiel) état d’agitation. L’absence de contrôle du volume sonore – parfois très conséquent – des forces vocales conjointes de l’Opéra national du Rhin et de l’Opéra national de Lorraine, théâtre coproducteur, est aussi un peu regrettable (une tempête, certes, mais pourquoi hurler à ce point ?). Assurément, une telle direction ne manque pas d’impact, encore qu’au détriment d’un raffinement que l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, du moins dans sa formation de ce soir, peine de toute façon à offrir, avec en particulier, dans l’intimité du IV, la surexposition d’une petite harmonie sans cohésion et de cuivres péniblement génériques. Mais reconnaissons à la cheffe italienne un vrai tempérament, voire une remarquable fougue, doublée d’un évident professionnalisme dans la conduite du redoutable concertato de l’acte III.
Laurent Barthel
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