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Un diptyque inquiétant

Madrid
Teatro Real
11/02/2025 -  et 4, 6, 8, 10 novembre 2025
Béla Bartók : A csodálatos mandarin, opus 19, Sz. 73 – Musique pour cordes, percussion et célesta, Sz. 106 : 1. Andante tranquillo – A kékszakállú herceg vára, opus 11, Sz. 48
Christof Fischesser (Barbe-Bleue), Evelyn Herlitzius (Judith), Nicolas Franciscus (Le prologue, Le poète), Gorka Culebras (Le mandarin), Carla Pérez Mora (La fille), Nicky van Cleef (Premier vagabond), David Vento (Deuxième vagabond), Joni Osterlund (Troisième vagabond), Mario Branco (Un libertin)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), José Luis Basso (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Gustavo Gimeno (direction musicale)
Christof Loy (mise en scène, chorégraphie), Marton Argh (décors), Barbara Drosihn (costumes), Thomas Kleinstück (lumières)


C. Pérez Mora, G. Culebras (© Javier del Real/Teatro Real)


Pas trop tôt. Le triptyque théâtral de Béla Bartók a plus d’un siècle et n’avait encore jamais été mis en scène ici. On a pu voir Le Château de Barbe‑Bleue il y a quelques années au Liceu de Barcelone, mais à Madrid, nous avions dû nous contenter que de versions de concert. Je le dis d’emblée : c’est dommage, mais il semble que Loy traite Barbe‑Bleue presque comme une version de concert, comme on le verra par la suite. Un siècle plus tard, cette musique reste tendue, dissonante, parfois d’une beauté féroce, toujours captivante. Ces pièces sont‑elles proches ou éloignées de la musique folklorique ? Oui, sans aucun doute, c’est là qu’on trouve leur fondement. Mais ce n’est pas encore le Bartók de la pleine maturité, celui des années 1920 et 1930, même si ce sont déjà des chefs‑d’œuvre ; en outre, la musique folklorique est présente dans d’autres œuvres de ces mêmes années avec une intensité et une intention plus marquées.


Le premier volet du triptyque est Le Château de Barbe‑Bleue, achevé en 1911. Le livret est de Béla Balázs, un nom qui, déjà, nous donne un indice : il accueillait, dans son appartement de Buda, le Cercle du dimanche, une réunion d’amis et de collègues pendant la guerre et après leur démobilisation, nombre d’entre eux étant rentrés de France, d’Italie et d’Allemagne à cause de ce désastreux conflit pour l’Europe. Le véritable chef de file était Győrgy Lukács, le théoricien du roman et futur pape marxiste.


Le Château de Barbe-Bleue est une œuvre pleinement symboliste, dont la musique, d’une violence et d’une expressivité saisissantes, semble s’inspirer de ce que l’on appelle déjà en Allemagne l’expressionnisme. Ce livret, entre les mains d’un autre compositeur, aurait été, pour ainsi dire, moins strident, à l’image des références qu’il fait à Debussy et Pelléas, à Dukas et Ariane ; autrement dit, à Maeterlinck.


Le triptyque est le fruit d’un dynamisme et d’une ouverture des horizons artistiques et intellectuels (Barbe‑Bleue, dont la première version date de 1911 et a fait l’objet par la suite de quelques retouches mineures), ou d’un pessimisme lié à la guerre (Le Prince de bois, 1914‑1917) ; il s’achève sur la violence urbaine du Mandarin merveilleux (1919, mais orchestré seulement cinq ans plus tard). Tous trois traitent de la relation entre l’homme et la femme : le château représente Barbe‑Bleue lui‑même, se torturant, gémissant, saignant ; Judith l’aime pour ce qu’il est et, en même temps, lui demande d’être autre  de la lumière, alors qu’il est ténèbres. En retour, Barbe‑Bleue essaie d’attirer la lumière à sa vie et à son âme, à Judith, alors qu’il est d’une toute autre nature. Ils sont des symboles, ne traitons pas de la psychologie.


Dans Le Mandarin merveilleux, l’élément symboliste se transfigure en un expressionnisme dur, plus tard associé à Grosz ou Dix, mais enrichi d’une dimension transcendante : le Mandarin, victime de tentatives d’assassinat, est immortel, à moins que quelqu’un ne l’aime ou, du moins, ne le regarde avec amour. C’est la seule fois où l’on peut parler de « rédemption par l’amour », thème profondément romantique, et pas seulement wagnérien, ne nous y trompons pas. La musique se déploie entre la violence de la représentation de la vie urbaine et les motifs troublants et tendus de la séduction.


La proposition de Loy d’associer deux œuvres du triptyque pourrait être acceptable, bien que l’ajout d’un bref interlude contrapuntique, le premier mouvement de la Musique pour cordes, percussion et célesta, une œuvre composée une vingtaine d’années plus tard, pour donner à l’histoire sinistre de cette pantomime une fin plus spirituelle (je ne parle pas d’une fin heureuse), semble quelque peu incongru. La chorégraphie ne suit pas entièrement le livret de Menyhért Lengyel (qui deviendra plus tard Melchior Lengyel, scénariste, entre autres, de Ninotchka, un auteur très critiqué dans les dictionnaires de la Hongrie communiste), comme lorsque la seconde mineure du Mandarin, très retentissante, annonce son arrivée sans que cela produise quoi que ce soit en scène. Mais c’est compréhensible, voire acceptable ; cela ne crée pas une situation trop déplacée. D’excellents danseurs comme Culebras, Pérez Mora et van Cleef donnent vie aux arguments et contre-propositions parfois difficiles à comprendre de Loy. C’est ce qui en fait l’un des aspects les plus réussis et les plus intéressants du spectacle.



C. Fischesser, E. Herlitzius (© Javier del Real/Teatro Real)


Loy respecte et réinterprète le Prologue parlé du Château de Barbe‑Bleue, presque toujours omis, mais pousse le symbolisme à un tel extrême que, dans une œuvre où sept portes s’ouvrent, il n’y en a aucune, aucune clef, aucune image pour traduire ce que la musique exprime. Le spectateur ressent le regard moqueur du metteur en scène : « Alors, est‑ce qu’il vous faut voir les portes, les clefs, le sang... ?  » Bref, comme cela a déjà été dit : presque une version de concert. On parle d’austérité ; on suggère le minimalisme. De ce fait, Barbe‑Bleue est plutôt austère, avec un dépouillement qui ne ressemble pas à du dépouillement, mais plutôt à de la pauvreté. C’est peut‑être pourquoi il n’y a pas de véritable connexion théâtrale entre les deux voix magnifiques qui brillent dans cet opéra. D’un côté, l’excellent baryton‑basse Christof Fischesser, que nous avons vu ici au Teatro Real dans Capriccio de Strauss ; de l’autre, la mezzo‑soprano Evelyn Herlitzius, elle aussi une interprète brillante de Strauss et Wagner.


Le Château de Barbe-Bleue dessine une structure en arc (et nous n’évoquerons pas ici la nombre d’or de Fibonacci, ni même son utilisation par Bartók en 1911, qui, d’ailleurs, n’en a jamais fait état) ; cet arc culmine dans un climax sonore intense à l’ouverture de la cinquième porte. Gimeno n’a pas seulement été un excellent interprète de la parabole inquiétante du Mandarin ; il a aussi, et peut‑être surtout, été un splendide porteur de nuances et d’intensité dans la texture orchestrale ascendante qui enveloppe les voix, leur accordant souvent une grande liberté, et ne les intégrant à l’orchestre que par moments... Ce moment culminant est à la fois un choc et un soulagement pour la continuité de la logique lyrique et dramatique, à l’instar du lac de larmes et de ses arpèges de harpe caractéristiques, ou, auparavant, des cuivres faussement triomphants. L’orchestre, en pleine forme, répond avec justesse à l’interprétation dramatique de Gimeno, qui fait ses débuts comme directeur artistique du Teatro Real avec une mise en scène audacieuse et stimulante. A ce point audacieuse que, malgré plus de cent ans écoulés, cet opéra n’a pas suscité une affluence significative et qu’une des représentations prévues a dû être annulée. Mais sur le plan scénique, le spectacle peut être très bien accueilli par le spectateur, qu’il soit d’accord ou non, peu importe, car c’est ici le Bartók dramatique pour la première fois ; et sur le plan musical, cette nouveauté est servie avec une véritable excellence, un succès sans conteste pour Gimeno et l’orchestre (le chœur est presque absent, hormis pour les soupirs du Château). Un spectacle risqué, hardi ; une proposition discutable mais très respectable, toute une nouveauté cent ans après.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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