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Uppercut électro Strasbourg Opéra national du Rhin 09/26/2025 - et 18, 19 (Mulhouse), 27, 28, 29* (Strasbourg) septembre 2025, 28, 29, 30 avril, 2, 4 mai 2026 (Paris) Ici (création) Léo Lérus (chorégraphie), Denis Guivarc’h (composition sonore)
Ballet de l’Opéra national du Rhin
Bénédicte Blaison (costumes), Chloé Bouju (lumières)
The Look
Sharon Eyal (chorégraphie), Ori Lichtik (musique)
Ballet de l’Opéra national du Rhin
Rebecca Hytting (costumes), Alon Cohen (lumières)
 (© Agathe Poupeney)
Fusion d’électronique, de percussions et de textures pseudo-instrumentales qui construisent de véritables paysages rythmiques, la musique du compositeur et DJ israélien Ori Lichtik est singulière. On ne l’écouterait certainement pas pour se détendre, mais en tant que support motorique pour la danse, elle fonctionne parfaitement. C’est ce que l’on constate à chaque fois que l’on découvre un nouveau ballet de la chorégraphe israélienne Sharon Eyal et de son collaborateur régulier Gai Behar, créations inséparables de ces musiques techno‑électro de Lichtik, véritables défis sonores lancés aux mouvements dansés, et d’une conception en principe davantage envoûtante que simplement bruyante ou agressive.
A part que, dans la salle du Théâtre de Strasbourg, pas très grande, on a poussé les potentiomètres trop loin. Certes, on ne va pas assister à un ballet de Sharon Eyal sans savoir qu’on va en prendre plein les oreilles. C’est d’ailleurs en général spécifié quelque part, sur les programmes de salle ou ailleurs, et des protections auditives sont distribuées sans lésiner à l’entrée. Mais cette fois, on a davantage l’impression d’être assommé brutalement que d’être encore considéré comme un public susceptible d’éprouver un véritable plaisir d’écoute. On garde un souvenir déjà très fort du Nationaltheater de Munich, où le magistral Autodance de Sharon Eyal était spécifié comme culminant à 85 décibels. Or ici, même muni de protections censées diminuer le signal de 30 à 35 décibels, on se retrouve encore au‑delà de ce souvenir, et même assez nettement au‑delà des limites du supportable, sans être spécialement hyperacousique. Curieuse dérive actuelle que celle des volumes sonores de plus en plus démesurés qu’on nous inflige dans le spectacle vivant et l’événementiel, au risque de fabriquer de futures générations de seniors tous sourds comme des pots. Mais passons.
C’est donc non seulement avec des bouchons d’oreille enfoncés à fond, mais aussi les deux mains plaquées sur les tempes pour atténuer les vibrations osseuses, qu’on assiste à The Look (2019), expérience chorégraphique au demeurant fascinante. Seize danseurs, au début regroupés au plus près, sorte de conglomérat de corps vêtus de la même combinaison noire, ressemblent à une monstrueuse fleur géante, vaguement carnivore peut‑être, qui respire doucement sous un cône de lumière froide. Au centre, émergeant après plusieurs minutes de mouvements à peine esquissés, un pistil humain, rôle soliste anguleux, franchement « Cygne noir ». A plusieurs reprises, l’efflorescence se dissocie, investit davantage l’espace, se regroupe à nouveau... Une dramaturgie sinistre, vénéneuse, voire macabre, qui joue sur les promiscuités et les respirations collectives d’un groupe très compact, mais aussi sur l’effet optique d’avant‑bras nus, comme décharnés, soudain en rupture articulaire par rapport à des silhouettes sombres restant très verticales. Le genre de création qu’on prendrait déjà isolément comme un coup de poing dans l’estomac, et qu’on assortit ici d’une bonne baffe supplémentaire sur nos si précieuses cellules auditives. Une expérience qu’on ne répétera sans doute pas, du moins dans de telles conditions, mais qui reste profondément marquante. De même qu’impressionne la maîtrise technique actuelle des jeunes danseurs du Ballet de l’Opéra national du Rhin, confrontés aux exigences d’une danse souvent portée par des pulsions verticales, sur « demi‑pointes », particulièrement éprouvante physiquement.
 (© Agathe Poupeney)
En première partie, avant cette déflagration d’énergie noire enchaînée sans entracte, Ici est conçu par Léo Lerus – jeune chorégraphe d’origine guadeloupéenne, qui a déjà étroitement collaboré avec Sharon Eyal au sein de la Batsheva Dance Company – comme un contrepoint visuel plus clair, optimiste peut‑être, davantage hédoniste aussi, en tout cas une création qui provoque moins que le futurisme méchamment acéré de Sharon Eyal. On y trouve un esthétisme soigné, des attitudes qui puisent dans un lointain imaginaire de traditions collectives et de transes, des lumières étudiées, séduisantes, avec leur lot de découpes en ombres... Ici les corps se croisent, se touchent peu, chacun évoluant dans sa propre cinétique, à la poursuite d’une invention gestuelle qui tantôt séduit, tantôt fléchit, comme si parfois tel ou tel danseur manquait d’inspiration. Des transitions perfectibles également, et une bande‑son à fort volume mais encore supportable : la « composition sonore » signée Denis Guivarc’h ne gêne pas, sauf lorsqu’elle finit par se diluer dans une consensuelle banalité douillette, présumée extatique et libératrice. Là encore, l’exécution reste exemplaire, par un ensemble de solistes virtuoses qui se donnent à fond.
Un diptyque, justement baptisé « En regard » dans cette configuration, qui fera le déplacement au Théâtre de la Ville à Paris au printemps prochain, pour six soirées déjà sold out, où la compagnie alsacienne fera certainement forte impression. Casque anti‑bruit de chantier de rigueur là‑bas aussi ? Espérons que non.
Laurent Barthel
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