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« Rachel, quand du Seigneur... » Toulouse Théâtre du Capitole 09/26/2025 - et 28, 30 septembre, 3, 5 octobre 2025 Jules Massenet : Thaïs Rachel Willis-Sørensen (Thaïs), Tassis Christoyannis (Athanaël), Jean‑François Borras (Nicias), Frédéric Caton (Palémon),Thaïs Raï‑Westphal (Crobyle), Floriane Hasler (Myrtale), Marie‑Eve Munger (La charmeuse), Svetlana Lifar (Albine)
Chœur de l’Opéra national du Capitole, Gabriel Bourgoin (chef de chœur), Orchestre national du Capitole, Hervé Niquet (direction musicale)
Stefano Poda (mise en scène, décors, costumes, lumières, chorégraphie)
 R. Willis-Sørensen, T. Christoyannis (© Mirco Magliocca)
Thaïs, après un trop long purgatoire, semble depuis quelques années retrouver la faveur des programmateurs. Après le MET en 2017, Monte‑Carlo en 2021, Tours en 2022 et Saint‑Etienne en 2024, c’est le Capitole de Toulouse qui reprend une production de Stefano Poda étrennée à Turin en 2008. Nous avons assisté à la première le 26 septembre.
Love Symbol ou symbol lover ?
Christophe Ghristi entretient avec Stefano Poda une relation de confiance, qui se traduit par l’engagement régulier du metteur en scène italien à Toulouse. C’est ainsi que le démiurge tridentin était bien présent pour la reprise au Capitole de la production de Thaïs qu’il avait créée à Turin en 2008.
On peut le qualifier de démiurge, car l’artiste originaire du Trentin s’occupe à la fois des costumes, des décors, de la mise en scène, de la chorégraphie et des lumières, ce qui en fait un cas rare. Un créateur dont l’originalité peut surprendre, et qui en tout cas façonne des tableaux scéniques très personnels et esthétiquement reconnaissables, avec une prédilection pour les symboles et pour les formes parfaites, généralement les anneaux et les sphères, qui peuplent son univers très stylisé.
Cheveux longs autour d’un crâne dégarni et costume noir près du corps descendant en jaquette, arborant un collier au bout duquel pend un gros bijou violet, le metteur en scène est venu saluer, affirmant par son apparence une posture d’artiste revendiquée, de sorte qu’on ne peut s’empêcher de penser à Prince, autre artiste qui s’était piqué de se faire appeler « Love Symbol » pendant un temps, dans un accès de fièvre de l’ego.
A l’évidence, le metteur en scène fait un usage immodéré du symbole, laissant parfois au spectateur le soin de s’y retrouver dans une intrigue qu’il évoque vaguement plus qu’il ne l’éclaire.
Un décor unique pour une action au cheminement complexe
Et justement, Poda a pris le parti de ne pas respecter le découpage en tableaux de l’œuvre de Massenet, qui pourtant scande avec précision l’itinéraire de Thaïs et Athanaël, de la Thébaïde à Alexandrie, de l’oasis à la Thébaïde puis au couvent d’Albine en plein désert. Gallet et Massenet avaient organisé les errements du fanatisme d’Athanaël, entre le pur et l’impur, entre sa volonté forcenée de sauver la courtisane du péché et l’ardent désir charnel sous‑jacent qui le taraude, dans un chemin de croix où les deux personnages suivent des trajectoires croisées, qui ne se rejoignent réellement que pour le duo de l’oasis (ajouté dans la révision de la partition en 1898).
Le metteur en scène transalpin utilise un décor unique représentant les murs de briques blanches d’un bâtiment antique, ouvert au centre d’une porte presque entièrement murée, surmontée d’un fronton de marbre, où Thaïs et Nicias font leur entrée. Au travers de cette porte, un globe de marbre flotte dans l’air comme une lune pétrifiée dont le sens nous échappe quelque peu. A jardin comme à cour, deux portes permettent des traversées quasi permanentes de personnages en lente procession de profil, la plupart du temps de jardin à cour. C’est à l’occasion d’une de ces processions qu’on reconnaît par exemple les Filles blanches du couvent d’Albine, ce qui nous permet de réaliser où se déroule l’action par rapport au livret.
Ce décor est orné en bas-reliefs de Victoires de Samothrace sans ailes, puis de pilastres de marbres portant ces ailes, jusqu’à ce que ces deux éléments se rejoignent.
De temps à autres, un pan de mur descend des cintres, concentrant l’action à l’avant‑scène, notamment quand Athanaël convainc Thaïs de changer de vie au deuxième acte. Ce mur est fait de carrés de pierre représentant des lèvres, des oreilles, des seins et des fesses. Il remonte puis revient lézardé quand Thaïs rejette le monde païen, en brisant la statue d’Eros (qu’on ne verra pas ici) et se convertit. Au moment où Athanaël la mène vers le couvent d’Albine, un autre pan de mur descend, orné de dizaines d’avant‑bras de pierre aux mains percées de stigmates tendues vers le public.
Au deuxième acte, pendant la Méditation, tombent des cintres des statues de marbre représentant des humains torturés, entravés par des cordes, la tête en bas, les pieds recouverts d’algues. Aussi impressionnants que soient ces suppliciés, on peine à en comprendre la pertinence. En revanche, le sablier transparent descendu des cintres à ce moment et qui se vide de son sable sur le plateau (générant force bruits parasites) est un pesant symbole de la peur du temps qui passe chez la courtisane, bien trop appuyé pour convaincre.
Dans les limbes
Tout cela construit un univers très onirique et symbolique, où peu d’élément réalistes ou figuratifs émergent, de sorte que l’action se trouve plongée dans les limbes des rêves ou fantasmes des protagonistes. Ainsi les personnages de Crobyle et Myrtale, avec leurs robes noires rigides rehaussées de motifs blancs évoquant presque des squelettes, évoluent quasiment en glissant, tournoyant autour d’Athanaël lors de la fête chez Nicias comme des présences obsédantes, moqueuses et inquiétantes. Les sœurs d’Albine au troisième acte, avec leurs poses figées et leurs mains superposées à distance l’une au‑dessus de l’autre, forment un étrange groupe venu du nô, incursion wilsonienne dans le monde de Poda qui, lui, se réfère plutôt à l’esthétique froide et lisse en noir et blanc d’un Pizzi.
Foule sur scène et indigestion de symboles
Outre le chœur, souvent habillé de noir et aux yeux bandés de noir, représentant les noceurs chez Nicias, une multitude de danseurs envahit le plateau régulièrement, torse nu pour les danseurs et danseuses lors du ballet, quasi entièrement nus pour un autre groupe, représentant sans doute le peuple chrétien primitif (lors de la toute première scène, ce peuple nu à la peau blanchie à la craie – rappelant vaguement les personnages du May B de la chorégraphe toulousaine Maguy Marin – assiste à l’érection de la croix du Christ, lui‑même incarné par un danseur en chair et en os sur cette croix, et qu’ils finissent par redescendre). Cette petite tribu fera corps autour de Thaïs dans le finale de l’acte deux, créant comme un groupe de statues rappelant le Bernin, mettant Thaïs en majesté.
Aussi perspicaces que soient les spectateurs, les conceptions du metteur en scène finissent par leur échapper quand ce peuple nu au second tableau de l’acte deux, juste avant le ballet, forme un groupe compact au centre de la scène, et au ralenti jette des escarpins rouges sur le plateau, qui seront ensuite ramassés par un personnage en robe noire, qui va les ranger dans un étui de violoncelle noir... En ouverture du troisième acte, ils forment comme un ensemble de hoplites stylisés grâce à des bâtons tenus comme des lances...
Alors que les moines de la Thébaïde au premier tableau sont affublés de curieux manteaux écrus qui forment comme un coussin autour de leurs têtes, et s’occupent des personnages nus comme dans une léproserie, au second tableau, lors de l’arrivée d’Athanaël à Alexandrie, d’autres moines en capirotes noirs tirent derrière eux de grands bâtons terminés par des étendards noirs qu’ils hissent en l’air lors de l’aria d’Athanaël (« Voilà donc la terrible cité »). Les plus férus de théologie comprendront que ces personnages peuvent être reliés au Golgotha, mais toutes ces références n’éclaireront pas les relations entre les personnages. Tous ces symboles trop appuyés finissent par tomber à plat : entre l’érection de la croix de marbre au premier acte et l’arrivée d’une cage au troisième dans laquelle les personnages nus se trouvent figés, comme transformés en statues de sel par un entrelacs de fils, cage qui ensuite se déploie en forme de croix dans les airs, on aura bien compris que la religion est au cœur de l’affaire, mais on ne sera guère plus avancé.
Une action qui s’effiloche progressivement
Du moins, malgré l’effacement des lieux, le premier acte fonctionne bien, car Athanaël, tout figé qu’il soit au milieu des invités d’un Nicias affublé d’un long manteau noir et dont le col est planté de plumes formant corolle, semble réellement prêcher dans le désert, seul face à l’adversité des nombreux personnages qui gravitent autour de lui, manifestant une foi inébranlable. La force dramatique de l’action est ici préservée. Le finale de l’acte un le montre tenant toute une foule en respect par sa seule volonté farouche, seul personnage immobile et inébranlable au milieu d’une multitude mouvante, impressionnant.
C’est ensuite que l’efficacité de la mise en scène s’effiloche : si la confrontation entre Athanaël et Thaïs au deuxième acte devant le mur des sens reste de bonne tenue, bien que la direction d’acteurs soit tout de même ici très limitée, le ballet clôt l’acte dans une mer d’ennui (rien de signifiant chez ces danseurs et danseuses au torse nu qui se trémoussent au rythme du pas de deux), et le troisième acte finit d’évacuer l’émotion. Car le chemin de croix de Thaïs est totalement absent de la scénographie, et la fin en apothéose, où Thaïs monte sur un échafaudage pour finir en majesté dans une sorte d’assomption, ornée de lumières ascendantes en bouquet, laisse le spectateur froid.
Athanaël aura passé bien du temps à genoux et allongé au sol face contre terre, en pénitence, et finit les bras en croix, le dos collé à l’échafaudage où Thaïs monte vers le ciel. Lui‑même, affublé d’un manteau de velours noir, évolue très peu, et jamais ses contradictions, les ambigüités de ses motivations n’apparaissent clairement dans la direction d’acteurs ni dans le chant. C’est pourquoi l’arc dramatique tendu par Massenet et Gallet aboutit à un véritable vide d’émotions. Un certain statisme, des mouvements au ralenti des danseurs ne permettent pas au drame de prendre chair, et même les complexes lumières que Poda s’ingénie à différencier à de nombreux moments, formant des tableaux vivants très esthétiques, sculptant les ombres, sont comme coupées de la réalité de l’action et n’atteignent jamais le domaine de la signification. Comme disait le général Bosquet devant la charge de la brigade légère : « C’est magnifique, mais ce n’est pas la guerre. » Le seul moment suggestif est finalement la course des pénitents nus entre les deux tableaux de l’acte trois, qui tout en faisant du sur‑place, miment avec une stupéfiante efficacité la course effrénée d’Athanaël entre la Thébaïde et le couvent d’Albine, un moment très figuratif cette fois qui contraste avec la profusion symbolique du reste de la production.
La partition fait de la résistance
Pour animer ce curieux amalgame, il faut des chanteurs et musiciens capables de relever un défi des plus ardus. Hervé Niquet, à la tête de la phalange occitane, nous a surpris – en bien. La somptuosité des cordes (violoncelles en tête, absolument magnifiques tout au long de la représentation), le dessin melliflu des bois (surtout les très évocatrices vocalises orientalistes du hautbois qui émaillent la partition) offrent au spectateur le parfum de l’Orient et les sensations épidermiques que l’aspect visuel de la production échoue à lui procurer.
Au début du premier acte, le geste est cursif, le chef samarien semblant hésiter encore à appuyer les couleurs de son orchestre, et en reste d’abord au fusain. Dans un souci de fini, comme l’avait fait Victorien Vanoosten à Saint‑Etienne, il partage dans les pupitres des chœurs les premiers échanges des moines à la Thébaïde, évitant un contraste trop élevé entre les voix solistes des cénobites. Il retient la longueur des notes des cuivres au moment de l’entrée des moines portant des capirotes. A l’arrivée de Thaïs, les tempi sont très rapides, le moule baroque est ici sensible. Dès l’acte deux, les couleurs de l’orchestre, débordant du cadre strict de la tradition du « pasticcio à la française », se font plus denses et contrastées. Niquet sait s’adapter aux chanteurs, et quand Athanaël, lors de sa rencontre avec Thaïs, chante « Je ne songe qu’à te conquérir à la vérité ! Qui m’inspirera des discours embrasés pour qu’à mon souffle, ô courtisane, ton cœur fonde comme une cire ! » il pose littéralement les mots sur la ligne des vents, dans une symbiose rare. Le violon de Chiu‑Jan Ying dans la Méditation est tout de lumière, presque sans vibrato. Les harpes se mettent en valeur à chaque apparition, et à l’acte trois, l’orchestre esquisse un prélude somptueux, comme il introduit magnifiquement le duo de l’oasis. Mais Niquet parfois revient à son péché mignon, une vivacité un peu excessive, au retour d’Athanaël à la Thébaïde à l’acte trois, avec des vents vivacissimes lors des plaintes des cénobites (« Que le ciel est pesant »). Lors du discours d’Albine, cependant, le chef sait admirablement jouer des silences. L’ensemble de la direction a de la tenue, de l’ampleur, mais parfois aussi un excès de puissance : il couvre Athanaël dans le premier « Je te hais » au premier acte, et l’orchestre donne vite trop de volume notamment dans le finale de l’acte premier (« Toi qui braves Vénus »). C’est donc un bilan positif mais contrasté pour le chef français, dans une œuvre où on ne l’attendait pas.
Il peut s’appuyer sur un chœur digne de tous les éloges (sous la houlette de Gabriel Bourgoin), superbe de fondu au premier tableau (« Arme son cœur »), avec des basses sensationnelles de solennité (« contre les charmes du démon »). Quelle ampleur chez Nicias (« Thaïs tant désirée ») au premier acte, quel impact dans l’effrayante valse modelée par Niquet dans le finale de cet acte, et dans les « Evohé » de la fête chez Nicias ! Il atteint au grandiose dans le finale de l’acte deux : « La flamme ! L’incendie ! A mort ! A mort ! A mort ! Il brûle le palais ! L’infâme ! A mort ! A mort ! A mort ! ». Et par contraste, quel sotto voce en coulisses à bouche fermée pendant la Méditation !
Les comprimari
Christophe Ghristi a réuni une équipe de chanteurs globalement cohérente en appui des trois solistes principaux. Le Palémon de Frédéric Caton manque de componction et de recueillement, la voix montrant de nets signes d’usure ; Svetlana Lifar échoue à donner à Albine le ton oraculaire à la fois majestueux et légèrement inquiétant qui lui sied, faute d’ampleur et de profondeur ; la Charmeuse de Marie‑Eve Munger relève brillamment le défi des vocalises dont elle a le secret (même si l’extrême aigu est étroit). Mais les plus grandes satisfactions viennent des deux mezzos Crobyle et Myrtale, amples et lumineuses, créant des personnages envoûtants et mystérieux : Floriane Hasler et surtout Thaïs Rai‑Westphal, avec un métal somptueux dans le timbre, fascinent.
Jean-François Borras avait déjà chanté Nicias au MET en 2017. Il le fait avec sa voix, qui est loin de celle du créateur, Albert Alvarez (un Samson, un Tannhaüser !). On peut se contenter d’un ténor lyrique pour Nicias, même si à certains moments l’ampleur lui manquera manifestement (ici c’est l’ensemble « Ne t’offense pas » au premier acte qui pèche par excès de légèreté). Le ténor se rattrape ensuite avec des phrases très finement ornées en coulisses (« Je veux l’amour de ta lèvre fleurie... »). Il met de la lumière et de l’ampleur dans l’ensemble « Rien n’est sage que la folie » à l’acte deux. L’artiste n’est pour rien si le personnage du noceur philosophe n’est qu’à peine esquissé par Poda.
Un couple déséquilibré
Depuis la création de l’œuvre en 1894, cela a toujours été un défi de trouver des protagonistes idoines pour incarner la courtisane et le moine torturé par ses démons.
Pour ce qui est d’Athanaël, le profil est assez clair : dans la lignée des Delmas, Renaud, Cabanel, Borthayre, Fondary, des barytons dramatiques. C’est à la fois un rôle de grande envergure, où l’interprète se doit de dominer un orchestre puissant, et un rôle de composition, où l’acteur-chanteur doit développer une palette très large d’intentions dramatiques complexes pour esquisser le caractère d’un moine fanatisé mais rongé par un désir inavouable et luttant désespérément contre ses pulsions jusqu’à une défaite lamentable, d’autant plus amère qu’il voit la courtisane qu’il avait menacée des pires sévices de l’Enfer accéder à la béatitude au moment de sa propre déchéance.
Tassis Christoyannis n’a jamais été un baryton dramatique. Le profil du chanteur grec est celui d’un baryton lyrique qui peut aller jusqu’à chanter certains rôles verdiens. Collaborant régulièrement avec le Palazzetto Bru Zane, il a su développer une maîtrise de la langue et de la prosodie françaises qui nous permettaient d’espérer qu’il aborde Athanaël avec un certain bonheur. Par ailleurs, dans le privé, il est un homme très religieux, et s’est vu en tant que prêtre orthodoxe très enclin à incarner un moine cénobite. Il fait montre de qualités éminentes de diction, démission, de legato, qui lui permettent de sculpter des phrases très expressives comme « On dit que nulle femme ne t’égale et c’est pourquoi j’ai voulu te connaître » au début de l’acte deux face à Thaïs, et « pour qu’à mon souffle, ô courtisane, ton cœur fonde comme une cire ! », où ses colorations font mouche. Sa longueur de souffle impressionne à de nombreuses reprises comme dans « prépareront ton âme à la vie éternelle » dans la même scène, « Je te promets mieux qu’ivresse fleurie et songes d’une brève nuit » après sa déclaration « Je t’aime en esprit ».
S’il prêche avec élégance et conviction sans forcer ses moyens, et s’il réussit à s’imposer à la fin du premier acte, seul contre tous, ses insuffisances apparaissent cependant assez vite : il est parfois couvert par l’orchestre, notamment sur le dernier des « Venez » à la fin de son air au début du deuxième acte. Il manque à la fois de puissance et d’élan dans la merveilleuse phrase « Non ! Je l’ai dit : tu vivras de la vie éternelle », et un certain blanchissement de l’aigu apparaît dans « Seigneur, ah, Seigneur » au premier tableau du premier acte, comme devant Albine au troisième (« de mon souffle je l’ai réchauffée »). Enfin, il choisit parfois d’utiliser curieusement un parlando inattendu dans ce répertoire (« du culte de Vénus » dans le même tableau du premier acte, et plus tard au début de l’acte deux dans « Seigneur, fais que son radieux visage soit comme un voile devant moi » dans la même scène, ou plus loin « tais‑toi ».)
Mais là où le bât blesse le plus, c’est dans la conception du personnage. Christoyannis affirme en interview qu’il est Athanaël, parce que Dieu parle aux hommes à travers lui en tant que prêtre. Mais Athanaël est, après le premier acte, bien plus complexe et intéressant. Le baryton grec échoue totalement à restituer la frénésie, le remords, le sadisme, le masochisme du cénobite. « Je t’enfermerai dans l’étroite cellule » au moment de la conversion de Thaïs est bien trop sage et honnête, rien de la jouissance sadique d’Athanaël n’y transparaît. Dans la scène du désert, « Ah ! Des gouttes de sang coulent de ses pieds blancs » reste neutre, sans qu’on y décèle le terrible mélange de compassion et d’extase qui devrait en transpirer. Au monastère d’Albine, « de mon souffle je l’ai réchauffée et voici que pour la consacrer à Dieu je te la donne » manque de l’esprit de pénitence frénétique de celui qui se croit élu. Le désespoir, le désir inassouvi ne percent pas, pas plus que l’aveuglement, la colère, la détresse délirante qui doit émaner de « En vain j’ai flagellé ma chair » ; l’horreur et le dégoût de lui‑même n’apparaît pas dans « Un démon me possède ! » au même moment face à Palémon lors de son retour à la Thébaïde, de sorte que rien ne vient préparer la désolation finale de « Morte ! Pitié » qui tombe à plat.
C’est donc un Athanaël tout d’un bloc et sans évolution qui nous est présenté. Quel dommage, d’autant que lors de la deuxième représentation, le 28 septembre, Christophe Ghristi fêtait la présence dans la salle d’un tout autre Athanaël, Robert Massard, jeune centenaire, qui a fixé par deux fois, en 1959 et 1962, les standards les plus élevés de l’interprétation du rôle au disque, atteignant une complexité psychologique inouïe sans jamais avoir pu le chanter à la scène, l’œuvre ayant disparu depuis 1956 du répertoire de l’Opéra de Paris, où il officiait.
L’idole
Fort heureusement, l’intérêt du retour de Thaïs au Capitole de Toulouse reposait aussi sur la prise de rôle de la star américaine Rachel Willis‑Sørensen dans le rôle‑titre. Il faut dire que depuis qu’une autre américaine, Sybil Sanderson, a créé le rôle en 1894, on n’a plus retrouvé d’interprète capable à la fois d’incarner une courtisane sensuelle et désirable sans vulgarité et d’assumer un ambitus crucifiant, depuis des graves profonds jusqu’à des aigus stratosphériques. De sorte qu’on a pris l’habitude d’y distribuer essentiellement des voix trop légères et bien peu sensuelles, pour sauvegarder les folles envolées finales vers l’aigu (et le contre‑ré facultatif à la fin de l’air du miroir) pendant tout le XXe siècle, ou bien des voix capiteuses manquant d’agilité et d’aigu (Renée Fleming, autre américaine au début du XXe). Rachel Willis‑Sørensen ayant abordé La Traviata avec une voix pulpeuse et agile, on en attendait beaucoup.
« C’est Hélène et Phryné, c’est Vénus Astarté »
Et l’on n’a pas été déçu. Car dès son entrée en scène, on est frappé par la somptuosité de la voix de la soprano. Elle allie une diction admirablement sculptée à un jeu phénoménal sur les variations de couleurs de son timbre et sur les reflets du métal qui s’y love. « C’est Thaïs, l’idole fragile » est un monument de sensualité, et la soprano américaine fonde ensuite sa séduction sur des jeux de nuances dynamiques extrêmement élaborés. Le pianissimo de « Pour ce soir, sois joyeux » est entêtant, la richesse du timbre exhibant une sensualité ruisselante. L’alternance entre éclats de puissance et diminuendi est calibrée pour construire un personnage fascinant dès le premier acte, car cette voix totalement maîtrisée devient un instrument de pouvoir face aux hommes qu’elle contrôle, tout comme la chanteuse contrôle le son.
« Qui te fait si sévère ? » est d’autant plus impressionnant qu’on ressent la puissance domptée de la soprano, qui se retient avant de porter l’estocade. Les brusques éclats fortissimo de « homme fait pour aimer » la montrent comme un serpent qui attend le bon moment pour mordre après avoir fasciné sa proie. L’aigu fulminant de « Toi qui braves Vénus » lui apporte une rapide victoire. Quelle Thaïs nous avons là !
Willis-Sørensen ajoute à ces moyens de persuasion déjà impressionnants une palette d’intentions dramatiques très large : la moquerie de « Qu’apporte‑t‑il ? » est bientôt suivie d’une introspection touchante avant l’air du miroir, « j’ai l’âme vide » est d’une nudité étreignante. Cette Thaïs s’impose dans un air du miroir très personnel et maîtrisé : le premier « éternellement » est rapide, comme pressé. Les effets de soufflet (« Dis‑le moi ») d’une rare puissance font monter la tension, et la soprano ouvre les vannes, puis retient le son avec force, relâchant sa maîtrise d’elle‑même pour un « éternellement » un rien moins rapide, avant un vrai déchaînement de puissance sur le suivant.
« Réponds-moi » est léger, pianissimo, comme « Dis‑le moi », exprimant l’épuisement du cœur de la courtisane qui a trop longtemps feint l’aisance et la maîtrise face à un environnement sans pitié. Les trilles esquissés complètent l’éventail des pleins et déliés d’une interprétation majeure de l’air, jusqu’à un dernier « éternellement » élargi sans métal, enflé de langueur désespérée. Quel moment !
Sans aucune aide de la mise en scène ou de la direction d’acteurs, dans une posture monolithique, Willis‑Sørensen construit son personnage uniquement dans le chant, et il apparaît devant nous dans sa splendeur. « Je suis à toi » susurré à Athanaël est d’un impact frémissant, « Vénus, enchantement de l’ombre » est fascinant de lumière et de mystère. La capacité de la soprano à exprimer les affects dans les mots par le truchement des variations de couleur du timbre rappellent l’extraordinaire impact des récitatifs des arias dans son disque « Rachel ». Quand la courtisane se résigne, après nous avoir éblouis, « Ne me fais pas de mal » exprime avec une sidérante acuité tout le poids qui lui est enlevé. Sa haine de Nicias éclate alors en aigus dardés d’une largeur percutante, et dans un rire fou et désespéré, révélant les failles béantes de son âme. « Ta parole est restée en mon cœur comme un baume divin » révèle une diction de tragédienne, jusqu’à l’émotion nue qui point d’un « Que faut‑il faire ? » trahissant une sobre détresse. « Rien que cela » est émouvant par sa transparence même, et la pure lumière qui émane de « Ah, je ne pleure pas » parachève le portrait de la repentie. Les effets de soufflet inversés multipliés dans « Car l’amour nous élève » font rendre les armes au spectateur.
Malheureusement, ce splendide portrait n’ira pas jusqu’à son achèvement, la mise en scène privant Thaïs de son chemin de croix au troisième acte. Après un « Père, tu dis vrai » pianissimo sur des pointes, absolument bouleversant, le duo de l’oasis, très doux, n’est pas aussi réussi qu’espéré, les deux chanteurs ne parvenant pas à l’équilibre des intentions et des émotions : ils semblent ne jamais se rencontrer alors que ce duo a justement été ajouté pour cela. On a dit le manque d’impact dramatique de l’assomption de Thaïs dans la conception de Poda, les aigus de la soprano se faisant par ailleurs stridents dans l’envol vers les cimes (ce qui peut se concevoir avec le trac de la première). C’est le seul écueil que rencontre Willis‑Sørensen, avec quelques graves trop poitrinés : on le lui pardonnera, tant le portrait de la courtisane qu’elle nous a proposé nous a apporté de félicité.
Philippe Manoli
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