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Intense et bouleversant Bordeaux Floirac (Halle 47) 06/24/2025 - et 26, 28*, 29 juin 2025 Bohuslav Martinů : La Passion grecque, H. 372 II (adaptation Arthur Lavandier) Julien Henric (Manolios), Mélissa Petit (Katerina), Matthieu Lécroart (Grigoris), Thomas Dolié (Fotis), Marc Mauillon (Yannakos), Camille Chopin (Lenio), Manolios Antonin Rondepierre (Panaït), Alain Buet (Un vieil homme, Un réfugié), Carl Ghazarossian (Nikolios), Etienne Bazola (Kostandis), François-Olivier Jean (Michelis), Etienne de Bénazé (Andonis), Madeleine Bazola (Despinio)
Jeune Académie Vocale d’Aquitaine, Marie Chavanel (cheffe de chœur), Chanteurs amateurs du chœur Voyageur, du groupe vocal Arpège, du chœur Cantabile et du chœur Easy Singers, Chœur et orchestre Pygmalion, Raphaël Pichon (direction musicale)
Juana Inés Cano Restrepo (mise en scène, scénographie), Adrian Stapf (costumes), Martin Schwarz (lumières), Marie Steiner (dramaturgie)
 (© Fred Mortagne)
Depuis la naissance de l’ensemble Pygmalion en 2006, Raphaël Pichon (né en 1984) poursuit une exploration audacieuse du répertoire autour de projets toujours plus atypiques, comme en témoignent encore tout récemment plusieurs réussites à l’Opéra Comique, dans des raretés schubertiennes ou un opéra reconstruit de Rameau. Directeur artistique du festival biennal Pulsations depuis sa fondation en 2020, Pichon est parvenu à bâtir une relation de confiance avec le public bordelais, manifestement ravi de l’originalité des propositions, à l’instar de l’Orphée et Eurydice de Gluck présenté en 2023 (voir l’intégralité du spectacle sur le site Arte Concert). L’ancien contre‑ténor a eu la bonne idée de reprendre ce spectacle, déjà produit à Paris, dans le cadre inattendu d’une ancienne halle industrielle désaffectée, jadis dédiée à la construction de trains. La longueur démesurée de la salle donne ainsi des possibilités scéniques à même de renouveler l’expérience sensorielle, nous y reviendrons, à l’image de ses équivalents en des contrées plus lointaines, comme à Francfort (voir récemment le spectacle consacré à la musique de Reimann).
On retrouve précisément la vaste salle de Floirac pour accueillir un nouveau spectacle, La Passion grecque (1961) de Martinů, en partenariat avec l’Opéra national de Bordeaux (où Pygmalion est en résidence jusqu’en 2027). Le dernier ouvrage lyrique du compositeur tchèque semble retrouver une faveur bienvenue ces dernières années, comme le prouve la récréation en 2023 à Salzbourg de la version originale londonienne A Bordeaux, Pichon a choisi la mouture finale créée à Zurich en 1961, dans une traduction française qui bénéficie d’une nouvelle orchestration d’Arthur Lavandier. L’allégement des textures (notamment au niveau des vents) permet à la quarantaine de musiciens d’éviter tout effet de saturation. Quelques coupures (environ vingt minutes) autorisent la tenue d’un spectacle sans entracte, ce qui renforce la concentration sur le drame.
Alors qu’il avait travaillé précédemment sur trois adaptations de l’œuvre de Georges Neveux (notamment son chef‑d’œuvre Juliette ou la Clé des songes, donné récemment à Nice), Martinů s’intéresse cette fois à l’un des écrivains les plus célèbres de son temps, le grec Níkos Kazantzákis. Son héritage conserve une certaine notoriété de nos jours, grâce aux adaptations cinématographiques de Zorba le Grec en 1964, puis de La Dernière Tentation du Christ en 1988. Avec La Passion grecque, Martinů imagine un langage puissamment évocateur, aux grandes lignes mélodiques envoûtantes, principalement tenues par les cordes. Le raffinement orchestral s’appuie sur une multitude d’éléments évocateurs aux bois, pour figurer le naturalisme de l’ouvrage, tandis que l’écriture très architecturée des chœurs trouve une grandeur tragique, en lien avec le sujet.
Le livret est centré sur la destinée des habitants d’un village grec d’Anatolie, occupés à rejouer en grandeur nature la Passion du Christ, tandis que des compatriotes chassés par les Ottomans crient famine à proximité. L’aide finalement refusée par l’intransigeant prêtre Lycoris, sur des prétextes fallacieux de risque épidémique, sonne le glas de l’unité du village. La réalité et la fiction se rejoignent peu à peu pour plonger les protagonistes en un drame toujours plus étouffant à mesure que la soirée avance, portée par Raphaël Pichon attentif à la moindre variation d’atmosphère. Très engagé, son orchestre n’est pas pour rien dans le plaisir rencontré, aidé par une acoustique d’une splendide précision. Les excellents chœurs réunis ne sont pas en reste, entre impact vocal et belle maîtrise. On aime aussi le formidable plateau vocal rassemblé pour l’occasion, dont c’est peu dire qu’il est vocalement sans faille, dominé par le Grigoris sombre et vénéneux de Matthieu Lécroart ou le Manolios pétri d’humanité de Julien Henric.
Enfin, la mise en scène de Juana Inés Cano Restrepo, pour ses débuts en France, touche au cœur par son naturalisme sans excès, sans chercher à résonner avec l’actualité contemporaine. Très probe, son travail a surtout pour avantage d’offrir des réalisations visuelles de toute beauté dans l’exploitation du plateau en longueur. Ainsi des tableaux réalisés en arrière‑scène et mis en valeur par les fumigènes et les éclairages en contre‑jour, qui créent des images fortes, à l’image de la potence finalement fatale pour Manolios, en fin d’ouvrage. On aime aussi la direction d’acteur dynamique qui permet de toujours renouveler l’attention sur les moindres seconds rôles (dont l’attachant Alain Buet, que l’on retrouve avec plaisir dans une courte mais toujours intense prestation). Assurément une soirée qui fera date, en prouvant que la curiosité pour les raretés du répertoire est souvent payée de retour.
Florent Coudeyrat
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