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Traitement thérapeutique Bruxelles La Monnaie 06/03/2025 - et 5, 6, 7, 10, 11, 14, 15*, 17, 18, 20, 22, 24, 25 juin 2025 Georges Bizet : Carmen Eve-Maud Hubeaux/Stéphanie d’Oustrac* (Carmen), Michael Fabiano/Attilio Glaser* (Don José), Anne‑Catherine Gillet (Micaëla), Edwin Crossley‑Mercer (Escamillo), Christian Helmer (Zuniga), Pierre Doyen (Moralès), Louise Foor (Frasquita), Claire Péron (Mercédès), Guillaume Andrieux (Le Dancaïre), Enguerrand de Hys (Le Remendado), Pierre Grammont (L’administrateur)
Chœurs de la Monnaie, Chœur d’enfants et de jeunes de la Monnaie, Emmanuel Trenque (chef des chœurs), Orchestre symphonique de la Monnaie, Nathalie Stutzmann (direction musicale)
Dmitri Tcherniakov (mise en scène, décors), Elena Zaitseva (costumes), Gleb Filshtinsky (lumières)
 (© Bernd Uhlig)
Cette Carmen (1875) a déjà bien fait parler d’elle. Au Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence, en 2017, le public a découvert une mise en scène pour le moins originale de cet opéra célébrissime. Dmitri Tcherniakov a imaginé qu’un couple en difficulté conjugale entame une thérapie dont le traitement consiste à soumettre l’homme à un jeu de rôle : se glisser dans le personnage de Don José. Sa femme, qui prend d’abord congé, en laissant son époux aux bons soins de cet institut quelque peu particulier, demande ensuite de rejoindre le jeu : elle incarne Micaëla. Pour jouer Carmen, c’est une spécialiste de ce genre de traitement, une psychothérapeute chevronnée, salariée de cette société, du moins le supposons‑nous, qui a la lourde tâche de s’en charger. Le traitement se déroule donc dans un seul lieu, en l’occurrence un hall aux murs marbrés, semblable à ceux de ces grands immeubles de sociétés – adieu Séville, auberge et manufacture de cigares. Le décor n’appelle pas d’autre commentaire.
Voilà pour le concept. Et voilà à peu près tout pour la mise en scène, qui atteint assez vite ses limites, l’effet de surprise passé, pour autant que cela en soit une, s’agissant d’une production maintes fois commentée. Il a fallu bien sûr réécrire les dialogues, et ajouter un personnage, l’administrateur de l’entreprise, celui qui accueille le couple à la dérive et veille au bon déroulement de la thérapie, mais cette production, mis à part cela, ne touche pas trop à l’œuvre, le programme indiquant même que celle‑ci utilise une édition apparemment exhaustive, du moins proche de l’œuvre originale. Quelques brefs passages, en effet, ne nous ont pas paru familiers. La thérapie fonctionne‑t‑elle ? Pour le spectateur, nous l’ignorons, bien que les applaudissements soient plutôt chaleureux, et que peu de personnes semblent avoir quitté la salle à l’entracte, mais pour Don José, pas du tout, la psychothérapeute qui interprète Carmen étant à deux doigts de jeter l’éponge. C’est que cet homme se prend trop au jeu, s’éprend passionnément de cette femme.
Au quatrième acte, le plus intéressant, du moins au début, un autre client se soumet au même traitement, sous le regard malsain et effaré du précédent qui, dans une scène vidée de ses figurants, lors d’une ultime confrontation, poignarde, comme chacun s’y attend, la psychothérapeute. Mais elle ne meurt pas, alors que cela aurait conféré à cette mise en scène une dimension vraiment tragique, comme dans l’opéra de Bizet. Mais un membre du personnel de l’institut montre au faux Don José que ce dernier a, en fait, utilisé une arme factice, ce qui provoque quelques rires dans la salle. Oui, dans opéra‑comique, il y a bel et bien le mot « comique ». Notre rédacteur, à l’époque, à Aix‑en‑Provence, n’avait pas du tout apprécié la mise en scène. Nous ne sommes pas entièrement séduits non plus, mais il faut reconnaître que la direction d’acteur est de haut vol. Dmitri Tcherniakov, qui déclare n’avoir jamais été convaincu par l’histoire invraisemblable de Carmen, ne compte pas parmi les grands metteurs en scène du moment pour rien. Il détourne, certes, sérieusement, et sous doute fâcheusement, le livret, mais il préserve la beauté et la puissance de cette musique, et sa mise en scène n’appauvrit pas trop l’essence de cet opéra, malgré sa radicalité. Compte tenu du point de vue choisi, le spectacle paraît cohérent et solide. La Monnaie représente seulement maintenant, huit ans plus tard, cette production initialement prévue pour janvier 2022, les représentations ayant dû être annulées à cause de la pandémie. Et pour cette thérapie, elle offre même le choix entre quatorze dates.
Stéphanie d’Oustrac, qui figurait à l’affiche des représentations aixoises, n’a désormais plus rien à prouver en Carmen, qu’elle a interprété pour la première fois il y a quinze ans. La mezzo‑soprano possède d’un côté le timbre, les inflexions, de l’autre la stature, le regard, pour incarner une cigarière totalement crédible, aussi plaisante à voir qu’à entendre. Attilio Glaser livre en Don José une prestation vocalement remarquable, et théâtralement plus excellente encore, sans atteindre des sommets de style. Le personnage auquel le ténor donne vie s’intègre idéalement dans cette mise en scène, mais le chanteur se montrerait‑il tout aussi crédible dans une mise en scène plus traditionnelle ?
Anne-Catherine Gillet incarne une merveilleuse Micaëla, un personnage, dans cette mise en scène, un peu plus affirmé, en tout cas différent, que d’habitude. Comment résister à ce timbre reconnaissable, cette finesse jamais prise en défaut, ce charme naturel ? L’Escamillo d’Edwin Crossley‑Mercer laisse une impression en revanche plus mitigée, due essentiellement à une diction floue et à un chant moins acéré, bien que la performance se hisse globalement au niveau de celle de ses partenaires. Les autres rôles sont soigneusement tenus, les chanteurs qui les interprètent haussant la qualité de la distribution. Retenons, même si les autres ne déméritent aucunement, le Moralès de Pierre Doyen, ainsi que les Frasquita et Mercédès de Louise Foor et Claire Péron.
Nathalie Stutzmann avait brillamment dirigé l’orchestre, en 2022, dans La Dame de pique. La revoici, pour une direction assez remarquable de cet opéra dont elle parvient à bien mettre en valeur la qualité de l’écriture et la beauté de l’orchestration. Dans cette lecture détaillée, la musique sonne avec clarté, dans une riche palette de couleurs, grâce au talent et à l’implication des musiciens. Rien ne laisse suggérer, au regard du résultat, une opposition sur le fond comme sur la forme entre le chef et le metteur en scène. Tout au plus l’orchestre joue‑t‑il parfois avec trop d’épaisseur et de puissance. Bravo enfin aux choristes, très sollicités par l’œuvre, mais aussi par la mise en scène, précis et convaincants, les enfants chantant toutefois dans les coulisses.
Sébastien Foucart
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