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Triptyque pour corps désaxés Strasbourg Opéra national du Rhin 02/27/2025 - et 28 février, 1er, 2 (Strasbourg), 14, 16 (Mulhouse) mars 2025 Quintett – Trio – Enemy in the Figure William Forsythe (chorégraphie), Gavin Bryars, Ludwig van Beethoven, Thom Willems (musique)
Ballet de l’Opéra national du Rhin  (© Agathe Poupeney)
Il n’est, a priori, plus nécessaire de présenter l’œuvre de William Forsythe, 75 ans aujourd’hui, un créateur qui s’est imposé depuis longtemps comme l’un des plus artistes les plus décisifs de la danse contemporaine, et dont les ballets ont aussi largement nourri la réflexion théorique que l’ordinaire de la modernité chorégraphique. Il serait donc tentant, désormais, de s’épargner d’en rajouter une couche dans l’exercice de la glose, tant ses spécificités esthétiques – déconstruction du ballet classique, dialogue tendu avec la musique, articulation de la lumière et de l’espace – ont déjà été abondamment disséquées.
Et pourtant ! Revoir des ballets de Forsythe sur un plateau, surtout après quelques années passées à s’intéresser à tout autre chose, provoque toujours un choc. Une secousse physique. Faut‑il pour autant se laisser entraîner dans une nouvelle salve analytique, rédiger encore des lignes et des lignes d’un verbiage aussi torrentiel qu’enthousiaste ? Ce serait oublier l’essentiel : en danse, rien ne remplace l’expérience immédiate, le face‑à‑face brut avec les corps en mouvement. Face à l’univers forsythien, la clé réside moins dans la cérébralité que dans le vécu : celui, viscéral, de créations qui nous percutent directement au plexus.
La force particulière de ce très beau programme du Ballet du Rhin est peut‑être de recomposer un parcours d’une logique nouvelle, en associant trois pièces qui pourtant ont été conçues à des périodes créatrices différentes, voire faisaient partie initialement d’assemblages plus larges. De l’introspection de Quintett à l’ironie structurée de Trio, jusqu’à l’abîme visuel d’Enemy in the Figure, on passe de la mémoire affective à la jubilation formelle, pour finir dans un vertige sensoriel. Une inlassable dissection du mouvement où chaque pièce interroge un autre pan du réel : le deuil, le corps, l’enfer du monde... Cette articulation en triptyque fait d’ailleurs passer plus facilement un défaut fondamental, que l’on ne souligne plus guère, tant il y a par ailleurs à admirer : ces ballets sont avant tout des installations, des éclats de danse sans début ni fin. Ou, comme on disait jadis en coulisses à Francfort, quand cet art ne faisait pas encore l’unanimité, des mouvements dont le sens dépend uniquement de l’attention que veut bien leur accorder un public de happy few, sans argument structuré ni agogique dramaturgique rationnelle. A tel point qu’on ne sait jamais vraiment pourquoi, tout à coup, le rideau tombe. Il pourrait encore rester levé une éternité. Ou tomber beaucoup plus tôt.
Exemple type : Quintett (1993), l’une des créations les plus intimes et nues de Forsythe, qui ose tout bâtir sur la ritournelle obsessionnelle d’un seul et même fragment musical, Jesus’ Blood Never Failed Me Yet, de Gavin Bryars, une boucle vocale fragile, implorante, d’abord quasi murmurée puis lentement amplifiée. Certes, un mantra poignant, mais dont le vertige hypnotique peut se refuser. Or Forsythe, loin d’esquiver le risque de saturation, le prend à bras‑le‑corps : pris au piège de cette boucle lancinante, les corps résistent, se réinventent continuellement, animés de sursauts d’humanité désarmants, voire bouleversants. Ici, la musique ne structure pas la pièce ; elle la creuse, approfondissant inlassablement un sillon douloureux. Comme si Forsythe testait non seulement la résistance physique des danseurs, mais aussi, en douce, la nôtre.
Scène nue : à gauche, une sorte de miroir esseulé, qui ne reflète rien (à l’origine, dans nos souvenirs, il éclairait les danseurs surgissant d’une trappe située juste en dessous, mais ici la trappe, contrainte technique oblige, a été supprimée). Ce sera donc une longue succession de solos, duos, trios, quatuors et quintettes, qui entremêlent les corps en une litanie obsédante. Les danseurs du Ballet du Rhin paraissent avoir intégré cette grammaire gestuelle si particulière avec une aisance souveraine, à tel point que ces mouvements qui désaxent les corps – comme si leur centre de gravité se retrouvait à peu près n’importe où – ne semblent plus exécutés, mais surgir spontanément, comme générés sur le vif. Mention particulière pour l’époustouflant Cauê Frias : un danseur très grand, dégingandé, idéal pour incarner cette esthétique de la désarticulation.
Détente manifeste avec Trio (1996). Sur le deuxième mouvement du Quinzième Quatuor de Beethoven, trois danseurs s’amusent. Avant même que la musique ne commence, ils nous présentent leurs différentes articulations comme s’il s’agissait d’objets d’étude : coude, cheville, épaule... Une étrange exposition anatomique, vite suivie d’un flot de mouvements virtuoses et syncopés. Mais Forsythe introduit constamment d’autres ruptures : la musique s’interrompt, redémarre au début, s’arrête à nouveau, comme manipulée par un DJ pervers. La danse persiste, même dans le silence, se redéploie, change de prises au corps et d’appuis... En tout cas, à Strasbourg, les trois interprètes (Erwan Jeammot, Yeonjae Jeong et Alexandre Plesis), au‑delà de l’intense performance physique requise, réussissent vraiment à nous donner l’impression qu’ils s’amusent, en déguisant leur travail d’orfèvre sous un apparent relâchement. Savoureux, et comme toujours aussi, à force de devoir réécouter cette bribe beethovénienne qui revient sans cesse à son point de départ, un peu agaçant, mais ce titillement musical nerveux fait manifestement partie du plaisir. S’agit‑il toujours du même petit bout de l’interprétation discographique du Quatuor Alban Berg que lors de la création ? On peut le supposer.
Puis arrive Enemy in the Figure (1989), et l’ambiance bascule. La musique électronique de Thom Willems vrille, percutante, acérée. Un projecteur mobile, manipulé par les danseurs eux‑mêmes, découpe la scène en zones mouvantes d’ombre et de lumière. Un paravent sinueux segmente l’espace. Les corps apparaissent, disparaissent, se déforment, devant, derrière... La chorégraphie devient anguleuse au‑delà du possible, explosive, fragmentée. Une mécanique humaine à géométrie variable, dont chaque surgissement paraît imprévisible. Les franges de certains costumes créent autour des corps des halos mouvants, ajoutant encore à la confusion. Les onze danseurs et danseuses, tous plus étourdissants et motoriques les uns que les autres, paraissent animés d’une énergie qui semble ignorer les lois de la fatigue, propulsés de droite et de gauche comme des projectiles ou des toupies folles. Certes on ne comprend rien, mais impossible de décrocher. Jusqu’à ce que, enfin, le rideau tombe. Sans doute par nécessité, parce qu’il faut bien s’arrêter à un moment donné, avant qu’un total épuisement s’ensuive.
Laurent Barthel
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