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Quand l’orchestre parle trop fort

Strasbourg
Palais de la musique
04/02/2025 -  
Arnold Schönberg : Verklärte Nacht, opus 4
Gustav Mahler : Das Lied von der Erde

Justina Gringytė (mezzo-soprano), Simon O’Neill (ténor)
Orchestre philharmonique de Strasbourg, Robert Trevino (direction)


R. Trevino (© David Amiot)


La version pour un grand effectif de cordes de La Nuit transfigurée d’Arnold Schoenberg reste une redoutable pierre de touche pour un orchestre, sans doute la raison pour laquelle elle est si rarement programmée. Sa texture dense et ses restes de romantisme fin de siècle exigent une interprétation à la fois précise et poétiquement habitée. Tout y repose sur la finesse du geste, la clarté de la restitution, et surtout sur une confiance mutuelle entre chef et musiciens. A défaut de cette complicité, La Nuit transfigurée risque de basculer dans la juxtaposition sentimentale ou dans la froideur analytique, et, dès lors, de dérouter.


Le chef devient ici un traducteur sensible, un médiateur d’affects. Plus qu’ailleurs, sa capacité à stimuler l’écoute collective et à construire une vision unifiée paraît cruciale, et ici, avec le chef américain Robert Trevino, encore peu connu en Europe, c’est constamment le cas. Direction souple, sans baguette, contrôle incessant de l’intégralité d’un effectif de grand format, attention extrême aux nuances dynamiques, mais en veillant à ce que rien ne s’enlise : un travail remarquable, à peine entaché de quelques scories d’intonation, porté par la concentration exemplaire des soixante cordes de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg.


Dans Le Chant de la Terre, œuvre hybride, suspendue entre symphonie et cycle vocal, entre adieu au monde et ultime déclaration d’amour à la vie, l’emprise de Robert Trevino sur un orchestre de rencontre, et à l’issue d’un temps de répétitions forcément court, paraît plus fragile. Car ici, il ne s’agit pas seulement d’aligner les effets orchestraux brillants et les soli instrumentaux successifs, ingrédients basiques qui, dans d’autres Mahler, peuvent éventuellement suffire, mais bien de garder le contrôle d’une lecture constamment habitée, attentive à la respiration des solistes comme à la mise en valeur des moindres frémissements instrumentaux, faute de quoi l’œuvre perd sa tension. Il faut garantir au chant l’espace nécessaire pour modeler de longues phrases sans perdre le fil dramatique, mais c’est aussi dans toutes les transitions assurées par l’orchestre que se jouent d’autres essentiels : une intimité à entretenir, une qualité calligraphique de paysages sonores en clair‑obscur. D’où la nécessité d’une connivence globale, où l’écoute mutuelle de tous les pupitres joue un rôle clé, une alchimie que le chef, au‑delà de l’indispensable autorité qu’il exerce, ne peut garantir seul.


Or, ce soir, les cuivres de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg ont décidé de bien se mettre en valeur, se révèlent effectivement brillants et sûrs, mais s’obstinent à écraser la pâte sonore avec une prégnante lourdeur. Donc, pour les respirations et le clair‑obscur, on repassera. Dans les mouvements impairs, Simon O’Neill, Heldentenor conséquent, doit se camper solidement sur ses deux jambes et tétaniser son diaphragme pour projeter sa voix au‑delà de ses limites. Aigus trompettants, médium solide, timbre de bronze : la vaillance est là, mais à quel prix ? Si les orchestres internationaux avec lesquels il travaille d’habitude le forçaient toujours à chanter ainsi, il serait aphone depuis longtemps. Et puis, si la ligne de chant passe, les mots, eux, restent coincés en route, mais comment s’en offusquer dans un tel contexte ? Le cas de l’autre soliste est différent : tessiture intermédiaire, que la partie soit confiée, selon les cas, à un mezzo ou un baryton, donc de toute façon une écriture orchestrale plus clémente, sinon, plus rien ne passe. Et avec Justina Gringytė, effectivement, on ne perd rien, si ce n’est, quand même, la netteté de pas mal de phrases. Mais là, c’est vraiment la typologie vocale qui gêne, assurément idoine pour chanter Marfa dans La Khovanchtchina, mais pas des lieder de Mahler. En dépit de perceptibles efforts, l’acculturation ne fonctionne pas, les appuis proéminents dans le bas de la tessiture gênent l’installation des lignes, le discours reste accidenté, dans une esthétique indéfinissable, en tout cas extérieure au sujet. L’artiste paraît douée et sympathique, mais égarée dans un monde qui lui échappe. On se prend à penser irrésistiblement – souvenir sans rapport apparent, quoique – à la valeureuse Elena Obraztsova, catapultée dans la légendaire Carmen de Carlos Kleiber à Vienne en 1979 : dans un contexte aussi raffiné et occidentalisé, rien moins qu’une erreur totale de casting.


Finalement, c’est dans les transitions orchestrales, quand les voix se taisent, que ce Chant de la Terre convainc le plus, malgré encore quelques excès dynamiques du côté des vents. Quand même, et heureusement, un peu plus d’art du temps suspendu, de non‑dit entre souffle et silence, au moins quand l’effectif total consent à redevenir réceptif à la battue d’un chef qui a manifestement beaucoup à dire dans ce répertoire, mais sans avoir forcément, ce soir, réussi à bien faire valoir toutes ses intentions.



Laurent Barthel

 

 

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