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Le poids de l’héritage Lyon Auditorium Maurice Ravel 02/22/2025 - Ludwig van Beethoven : Sonates pour piano n° 21 en do majeur « Waldstein », opus 53, et n° 30 en mi majeur, opus 109
Franz Schubert : Fantasie en do majeur « Grazer Fantasie », D. 605a – Impromptus, D. 935, op. posth. 142 Francesco Piemontesi (piano)
 F. Piemontesi (© Camille Blake)
Avec un programme qu’auraient pu proposer en leur temps Alfred Brendel ou Murray Perahia (deux maîtres dont il a reçu les conseils durant ses années d’apprentissage), Francesco Piemontesi fait un choix résolu, celui de se placer dans l’héritage d’une tradition : celle des grands pianistes de culture, sinon de naissance germanique, qui, à partir de la première moitié du XXe siècle, choisissent de se consacrer dans un esprit serioso à un répertoire allant de Bach à Schubert, en passant par Haydn, Mozart et surtout Beethoven, avec des prolongements plus ou moins poussés vers Schumann, Liszt et Brahms. Le premier champion de cette approche exigeante est Artur Schnabel, bientôt suivi par Wilhelm Kempff, Rudolf Serkin, Lili Kraus, Claudio Arrau et d’autres, qui, chacun à leur manière, ont apporté leur contribution (très bien documentée par le disque) à l’interprétation des grandes œuvres « viennoises », notamment des sonates de Beethoven et Schubert. Cette espèce de sacerdoce est ensuite repris par Brendel et Perahia, mais aussi Paul Badura‑Skoda, Stephen Kovacevich, Radu Lupu, Christian Zacharias et même Maurizio Pollini (qu’on songe au sublime testament schubertien qu’est son enregistrement de la Sonate en sol majeur D. 894).
Les pianistes d’aujourd’hui ont, semble-t-il, un attrait moins exclusif pour ce répertoire si bien mis en valeur par les artistes des générations précédentes. Alors que beaucoup privilégient des programmes plus éclectiques, quelques‑uns ont néanmoins repris ce flambeau, un Jonathan Biss, un Paul Lewis (trop peu présent en France) ou Francesco Piemontesi, pianiste tessinois né en 1983, qu’un public lyonnais nombreux vient entendre se confronter à cette grande tradition en ce soir de février. Mais ce récital, dans lequel on plaçait de grandes attentes démontre malheureusement que Francesco Piemontesi n’est pas en mesure, du moins pour le moment, d’assumer et d’actualiser un héritage d’un tel poids.
Cela va mal, d’emblée, avec la Sonate « Waldstein », tant on reste à la surface d’un mouvement initial (Allegro con brio) traité avec désinvolture. Pivot de cette sonate cyclopéenne, l’Introduzione est exagérément ralentie et théâtralisée, de sorte qu’elle apparaît comme une pièce de genre qui n’introduit à rien, et certainement pas à un Rondo, qui, au lieu d’accumuler l’énergie jusqu’à la jubilation finale, s’épuise peu à peu, tant le pianiste s’y égare à la recherche d’effets spectaculaires, mais bien prévisibles en définitive. L’Opus 109 démarre mieux, avec un mouvement initial d’un emportement bien dosé, puis un Prestissimo elliptique et véhément. Le sublime Andante molto cantabile ed espressivo, avec sa série de six variations, est hélas de nouveau un problème. Il est entonné d’une manière surarticulée et pédante, qui évoque fâcheusement la diction surannée des acteurs de théâtre du passé. Par la suite, les variations sont réduites à ce qu’elles sont, c’est‑à‑dire la transformation ingénieuse sur le plan instrumental d’une idée musicale. Jamais elles ne transcendent cette dimension étroitement pianistique pour atteindre à la métaphysique musicale ; pour le dire en des termes plus prosaïques, elles ne « décollent » pas.
Parvenu à l’entracte, il nous faut réfléchir à ce qui manque au piano de Francesco Piemontesi ou à ce qu’il comporte de superflu. On observe d’abord un décalage entre sa posture de pianiste, encombrée de gestes superflus (mouvements de manche et de mèche, buste jeté en arrière ou au contraire courbé sur le clavier, mines diverses) et ce qui en ressort sur le plan sonore : un jeu impeccable, mais prosaïque, qui souligne avec trop d’emphase certains détails et perd souvent le sens général du mouvement. La technique est incontestablement brillante, mais elle se donne trop à voir et trop peu à oublier, ce qui nous paraît rédhibitoire dans ces pages. Tout à sa volonté de démontrer son investissement et ses qualités d’interprète, Francesco Piemontesi en vient à manquer de naturel, à se crisper et haleter au lieu de laisser respirer la musique. On suggérerait volontiers à un musicien pourvu de tels moyens de laisser le temps à son jeu de se décanter et à sa musique de s’épanouir.
En effet, la seconde partie du récital confirme ces difficultés, mais donne également quelques motifs d’espoir. Ce n’est certes pas avec la Grazer Fantasie, œuvre redécouverte dans les années 1960 et naguère défendue par Lili Kraus. Elle débute joliment avec ses arpèges à la main gauche et son chant aimable à la droite, avant de se dérouler en une alternance de modulations qui anticipent par moment certaines grandes pages ultérieures et de passages virtuoses un peu scolaires. Mais quel est l’intérêt de cette joliesse et de cette Gemütlichkeit, et surtout de leur rapprochement avec les chefs‑d’œuvre qui les entourent au sein du récital ? Traitée avec le même mélange de sérieux et de brio virtuose que les deux sonates de Beethoven ou les quatre impromptus à venir, la Grazer Fantasie aurait tendance à amoindrir la portée de ces œuvres majeures plutôt qu’à s’ennoblir en leur voisinage. L’interprète échoue à en rendre cohérent le mouvement, par nature décousu, et à discipliner le jaillissement encore mal maîtrisé des mélodies du jeune Schubert.
Viennent enfin les Impromptus D. 935. Les deux premiers sont déclamés une nouvelle fois avec une autorité et une grandiloquence mal venues, dans un son un peu gros : le tragique en est absent. Mais la troisième pièce, avec ses variations sur un thème de Rosamunde, montre de quoi Francesco Piemontesi est capable quand il le veut bien. Abandonnant enfin son état d’esprit univoque et peu subtil, il y trouve les clairs‑obscurs et les demi‑teintes qui faisaient défaut depuis le début de la soirée ; son jeu y fait corps avec la musique et parvient cette fois à communiquer son authentique ferveur schubertienne au public. Hélas, le quatrième impromptu nous ramène brutalement sur terre, dénaturé qu’il est en pièce de virtuosité toute extérieure et spectaculaire.
Il en va de même avec les bis que le pianiste suisse accorde avec complaisance à un public manifestement séduit par son style extraverti. L’Adagio de la Sonate en fa majeur K. 332 révèle un magnifique mozartien, au legato magique et à la sonorité admirablement proportionnée à la grâce de cette page. Par malheur, ce moment suspendu se trouve pris en sandwich entre une exécution musculeuse et tape‑à‑l’œil du choral Wachet auf, ruft uns die Stimme de Bach-Busoni et une viennoiserie pianistique non identifiée, mais tout en acrobaties digitales, qui permet à Francesco Piemontesi de briller une dernière fois à peu de frais.
François Anselmini
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