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L’opera seria pris au sérieux Toulouse Théâtre du Capitole 02/21/2025 - et 23, 25, 28 février, 2 mars 2025 George Frideric Handel : Giulio Cesare in Egitto, HWV 17 Rose Naggar-Tremblay (Giulio Cesare), Claudia Pavone (Cleopatra), Nils Wanderer (Tolomeo), Key’mon Murrah (Sesto), Irina Sherazadishvili (Cornelia), William Shelton (Nireno), Joan Martín‑Royo (Achilla), Adrien Fournaison (Curio)
Les Talens Lyriques, Christophe Rousset (clavecin, direction musicale)
Damiano Michieletto (mise en scène), Thomas Wilhelm (chorégraphie), Paolo Fantin (scénographie), Agostino Cavalca (costumes), Cécile Kretschmar (coiffure, maquillage), Alessandro Carletti (lumières)
 (© Mirco Magliocca)
L’opéra baroque n’est pas dans l’ADN du Capitole, même si on trouve régulièrement un opera seria, une tragédie lyrique ou un opéra bouffon du XVIIIe siècle dans sa programmation ces dernières années. Giulio Cesare n’y avait même jamais été donné. Pourtant, comme Dominique Meyer l’avait fait au Théâtre des Champs‑Elysées (TCE) au début de ce siècle, Christophe Ghristi n’a pas hésité à inviter un orchestre spécialisé, Les Talens lyriques de Christophe Rousset, pour donner tout son lustre à cette reprise de la production de Damiano Michieletto, créée au TCE en 2022 avec l’ensemble Artaserse de Philippe Jaroussky et reprise en 2022 à Montpellier quasiment à l’identique. Si la fosse est moins remplie qu’à l’habitude par les vingt‑quatre musiciens de l’orchestre sur instruments d’époque que Christophe Rousset mène depuis le second clavecin, les ovations qu’ils reçoivent de la part du public au retour de l’entracte et à la fin de la représentation ne laissent aucun doute sur l’importance que revêt sa présence dans l’équation qui conduit au succès de la production. Les cors naturels, la flûte traversière de bois, le théorbe, les clavecins offrent leurs timbres rares au fil des rythmes dansants de la partition du Caro Sassone que Christophe Rousset mène de main de maître (même si le cor solo ne réussit pas à éviter les aléas dus à spécifique fragilité dans « Va, tacito e nascosto » (scène IX du premier acte), alors que le violon solo se distingue dans « Se in fiorito ameno prato » au début du deuxième acte).
La production moderne et grave de Damiano Michieletto est un autre atout de choix. Le metteur en scène italien, à rebours d’une tradition récente qui met l’accent sur certaines situations presque comiques pour les accentuer, fonde sa lecture sur la prémonition de la mort de César. Il s’appuie souvent sur un mot, une phrase du texte chanté pour illustrer un élément de mise en scène, ce qui peut sembler parfois un peu illustratif mais répond aussi à la conception haendélienne de l’opera seria (le grand solo de cor qui illustre les mots de César sur le chasseur dans son aria « Va, tacito e nascosto » au premier acte en atteste). Ainsi, le metteur en scène italien utilise‑t‑il une réplique de Sesto à César dans la scène IV de l’acte III (« ti sottrasti alla Parca ») pour en tirer son idée essentielle, l’intervention des Parques dont il fait un fil rouge, au sens propre du terme, au cours de l’essentiel du drame. Trois danseuses quasi nues, aux très longues chevelures, dans un ralenti hypnotique, tissent donc un inextricable réseau de fils rouges dans lequel un double de César est englué dès l’Ouverture. Le premier décor de Paolo Fantin, d’un blanc presque aveuglant, constitue l’intérieur de la tête de César, au fond duquel s’ouvre une bande quasi cinématographique dans laquelle les Parques vont et viennent au ralenti. La mort est omniprésente dans ce récit d’amour sur fond de guerre et de deuil, de sorte que Pompée est l’autre figure tutélaire, aussi silencieuse et présente que les Parques, si ce n’est qu’elle évolue. Il est d’abord présent au premier acte en costume moderne (mais pieds nus) comme la plupart des protagonistes, et omniprésent pour tous par la tache de sang qu’a laissée au centre de la scène la boîte de bois contenant sa tête offerte par Tolomeo à César. Ensuite, une Parque tire un fil depuis sa bouche, et il va se déshabiller à la scène VI de l’acte II, puis, quasi nu, être recouvert de peinture par une autre Parque, tandis que son fils Sesto aura revêtu ses habits pour mieux le venger, et enfin il va réapparaître au dernier acte totalement couvert de peinture blanche pour monter sur un socle de marbre et finir érigé en statue tutélaire. César, lui, apparaît vieilli, plutôt désabusé malgré ses accès d’autorité, et se voit poursuivi par sept conjurés en toges de couleur (les seuls protagonistes en costume antique) qui, dans le même ralenti que les Parques, finiront par déchirer le tulle de plastique du dernier acte de leurs dagues, symbolisant le futur meurtre de l’imperator.
Après l’entracte, la scénographie d’ailleurs vire au sombre, le décor étant totalement noir, oppressant, rehaussé seulement par moments de traits d’un trait lumière tantôt vertical ou horizontal. Le tulle de plastique du dernier acte est une magnifique trouvaille : d’abord secoué par des bourrasques de vent, il représente le port où César a failli sombrer, puis les remous de son âme oppressée (« Dall’ondoso periglio », « Quel torrente, che cado dal monte »), et, taché de sang par Achilla mortellement blessé, représente la limite entre les morts et les vivants que les coups de dague des conjurés trouent, avant que Sesto, ivre de vengeance, déchire ces entailles pour abattre le tulle et en faire une sorte de rivière (de larmes ?) dont il va enfin utiliser un des coins pour étouffer Tolomeo. Trouvaille plastique et symbolique, elle donne au dernier acte une force peu commune. César finit rattrapé par les fils rouges des Parques, comme son double lors de l’ouverture, dans une saisissante épanadiplose, quand Cléopâtre aide une Parque à couper le fil barrant toute la scène et qui représente sa vie, tandis que les conjurés s’écroulent.
Les lumières d’Alessandro Carletti, d’abord assez simples (blanc aveuglant puis nuances de bleu, orange, turquoise) deviennent plus raffinées au second acte avec une porte ouverte à jardin qui permet un jeu d’ombres complexes dans les allées et venues politiques, avant que le noir ne prenne toute la place au dernier acte.
Il faut dire que la reprise de la production, assurée par Diane Clément, montre une direction d’acteurs d’abord discrète au premier acte, où César est un observateur un peu perdu dans un monde hostile, puis devient de plus en plus affûtée d’acte en acte, jusqu’au dernier où sa fluidité et sa force dramatique deviennent très impressionnants.
La distribution a été totalement renouvelée depuis 2022, et à Toulouse, elle ne compte curieusement qu’un seul chanteur français, Adrien Fournaison, efficace en Curio. On attendait avec impatience le César d’Elisabeth DeShong, mais la star américaine s’est retirée peu avant les répétitions. C’est la mezzo québécoise Rose Naggar-Tremblay qui a assuré le rôle‑titre, laissant à la mezzo géorgienne Irina Sherazadishvili sa place en Cornelia. Naggar-Tremblay, de haute stature, incarne un César chenu, un rien velléitaire, entre passion amoureuse d’une part, ambition et lassitude face à la politique d’autre part. Son instrument souple maîtrise les canons du bel canto baroque, relativement à l’aise dans les vocalises, brillant dans l’aigu, et capable de tenues de notes enflées du plus bel effet par le raffinement de son émission. Si elle ne s’impose pas de façon évidente, faute d’un timbre particulièrement prenant, et faute d’un grave totalement adéquat avec sa partie, cela renforce l’homogénéité de la distribution.
Irina Sherazadishvili campe une Cornelia touchante dans son deuil permanent. Son timbre très sombre, couvert très haut, présente une étoffe splendide et émeut dès les premières secondes. Sa composition variée et sobre ne souffre que de certaines difficultés, elle aussi, dans le grave. Elle s’accorde en tout cas admirablement avec le timbre du Sesto formidable incarné par le contre‑ténor américain Key’mon Murrah. Celui‑ci, prix Belvedere 2022, est dans une forme éclatante, vocalise avec une grande souplesse, et orne sa ligne avec goût, d’aigus splendides et de graves retentissants dans les reprises. Il laisse une forte impression et reçoit la plus belle ovation des saluts. Le long duo douloureux de l’acte premier « Son nato/nata a lagrimar ») entre Sesto et Cornélia est le sommet de cette soirée de première.
Le contre-ténor allemand Nils Wanderer (qui a remporté le concours Operalia en 2022) réussit une belle incarnation du pleutre pharaon Tolomeo, auquel il donne une vraie épaisseur. Michieletto en fait un garçon cruel et efféminé, comme le livret le suggère, avec une coupe de cheveux peroxydés et un costume gris pailleté, frappant le sol de sa ceinture avec sadisme. Mais au cours du dernier acte, sa sensualité dans son rapport d’amour‑haine à sa sœur et même sa cruauté envers Achilla par rapport à ses exigences envers Cornelia, son obsession même pour Cornelia, le rendent plus intéressant et apportent une épaisseur bienvenue au personnage. Sa voix ne manque pas de puissance au besoin, et il n’hésite pas à orner lui aussi ses reprises de graves poitrinés très appuyés et saisissants. Le contre‑ténor franco-britannique Willima Shelton, plus discret en Nireno, assure néanmoins sa partie avec classe.
Il est inhabituel de confier Cleopatra à une voix plutôt corsée, issue d’un répertoire plus verdien que haendélien (Claudia Pavone a été applaudie en Violetta de La Traviata au Capitole en 2023). D’une ampleur sans commune mesure avec d’autres Cleopatra, son instrument, une fois chauffé, se plie aux vocalises de sa partie, et sa projection plus franche met en avant les pleins et les déliés de l’âme de la reine tiraillée entre ambition politique et passion amoureuse. L’ardeur de son chant, la variété de ses colorations, apportent une plus‑value réelle au rôle, et le public le manifeste clairement à la fin de ses arias, notamment après « V’adoro, pupille » à l’acte II. Le baryton barcelonais Joan Martín-Royo ne manque pas d’impact en Achilla, amoureux éperdu de Cornelia devenu traître, et qui se perd corps et âme dans les arcanes politico-amoureuse de ce drame.
On ne peut que se réjouir de la réussite de cette reprise d’un opéra haendélien sur les bords de la Garonne, qui peut‑être en appelle d’autres.
Philippe Manoli
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