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Des femmes meurtries Madrid Teatro Real 02/13/2025 - et 15, 17, 19, 20, 22 février 2025 Manuel de Falla : La vida breve
Jesús Torres : Tejas verdes [*] (création) Adriana González (Salud), Eduardo Aladrén (Paco), Ana Ibarra (La grand‑mère/La doctoresse*), Sara Jiménez (La mère), Rubén Amoretti (L’oncle Sarvaor), Gerardo Bullón (Manuel), Carmen Mateo (Carmela, Une vendeuse), Alejandro del Cerro (Voix dans la forge, Un vendeur/Miguel*), María Marín (cantaora et guitare), Laura Vila (Une vendeuse/La fossoyeuse*), Natalia Labourdette (Colorina*), Alicia Amo (La moucharde*), María Miro (La sœur*), Sandra Ferrández (La mère*), Raúl Benítez*/Edu Rodríguez (L’enfant*), Gloria Munoz (voix off*)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), José Luis Basso (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Jordi Francés (direction musicale)
Rafael R. Villalobos (mise en scène, costumes), Emanuelle Sinisi (décors), Soledad Sevilla (conseil plastique), Felipe Ramos (lumières), Estévez/Panos y Compaía (chorégraphie)
 La Vie brève : A. Ibarra, A. González (© Javier del Real/Teatro Real)
La Vie brève de Manuel de Falla est un petit chef‑d’œuvre assez longtemps dédaigné dans son propre pays. Son compositeur est considéré comme le grand musicien espagnol du XXe siécle, peut‑être avec Roberto Gerhard, mais il s’est fait un nom et une technique en France. Sans la France, l’Espagne n’aurait pas eu un Falla ou un Picasso. C’est facile de s’enorgueillir de « nos génies », mais on ne nourrit pas une école, une tendance, un groupe de talents. L’endogamie, toujours la famille dans n’importe quel domaine, l’emporte sur toute autre valeur. Diaghilev a produit la première du Tricorne, avec les décors de Picasso, justement ; Winnie de Polignac a produit la première des Tréteaux de maître Pierre...
Il est vraiment amusant de savoir que La Vie brève, un opéra où le langage populaire andalou, de Grenade, est omniprésent, a été créé à Nice – en français ! – en 1913, huit ans après avoir été composé sur un livret de Carlos Fernández‑Shaw, huit années pendant lesquelles Falla, né à Cadiz en 1876, quitte sa patrie ; la promesse d’une première au Teatro Real, prévue aux termes des conditions du prix que l’œuvre avait remporté, ne s’est accomplie que près d’un siècle après la composition, en 1997, pour l’inauguration du nouveau Teatro Real. Un théâtre, d’ailleurs, fermé pendant presque un demi‑siècle, entre la fin des années 1920 et 1966, il était une salle de concerts, et redevenu un théâtre d’opéra après les travaux commencés en 1988. Donc quarante ans sans véritable vie théâtrale, avec une destructive guerre civile au milieu de la séquence. La Vie brève a été représentée au Teatro de la Zarzuela en 1914, et partout dans le monde. Cette production est la deuxième dans ce « nouveau Teatro Real » retrouvé pour la saison 1997‑1998.
Et le chef‑d’œuvre de Falla introduit cette fois‑ci ce qui semble être un autre chef‑d’œuvre, Tuiles vertes de Jesús Torres. Je dis « semble » parce qu’il faudrait voir et revoir cet opéra d’une heure et dux minutes pour comprendre la complexité de sa beauté et de sa construction. Ce n’est pas la première production dans laquelle le Teatro Real s’engage avec Jesús Torres : la coproduction de Tránsito avec le Teatro Espanol était déjà un atout, mais l’imagination créative de Jesús Torres avait besoin d’une fosse, d’un théâtre comme celui‑ci, et c’est ici qu’il a su disposer d’un ensemble aux couleurs riches, avec une ligne vocale et des ensembles extraordinaires (il ne faut pas oublier les difficultés de la prosodie de la langue espagnole dans les mains de la plupart de nos compositeurs d’opéra, une difficulté que Falla n’a pas connue en 1905). Jesús Torres maîtrise l’art laborieux de composer pour la voix.
Le titre de La Vie brève fait allusion à la vie courte et pleine de souffrance de la gitane burlada par la faute du petit seigneur (le senorito). Mais le cas de Tuiles vertes est très différent. Le lieu est une école d’ingénieurs installée à côté d’un site touristique. La transformation d’un endroit de plaisir en champ de mort est une ironie tragique et grotesque. On projette de faire tout le contraire à Gaza. Tuiles vertes est situé à Valparaíso, un nom lui aussi d’une épouvantable ironie dans cette histoire. Ce serait plutôt Valdenfer.
 Tuiles vertes : N. Labourdette, A. Amo (© Javier del Real/Teatro Real)
Tuiles vertes est une pièce d’un des auteurs dramatiques les plus importants des années 1970 jusqu’à sa mort, Fermín Cabal (1948‑2024), que l’auteur a soumise à des modifications au fur et à mesure des productions. C’est la répression du temps de Pinochet (1973). Jesús Torres et Cabal, dans le résultat final qui inclut la poésie de Miguel Hernández (Cancionero y Romancero de ausencias, achevé pendant sa détention, la répression franquiste le menant à la mort par tuberculose à l’âge de 31 ans), renoncent à situer les événements inquiétants au cours desquels une armée, soutenue par une puissance étrangère (Etats‑Unis : Nixon et Kissinger), torture et anéantit une partie de son propre peuple. Comme tout de suite l’Uruguay et l’Argentine. Les victimes de la pièce sont des femmes et elles s’expriment à travers des monologues. Malheureusement, Fermín Cabal n’est plus des nôtres pour voir le résultat de son travail avec Torres.
Le metteur en scène Rafael R. Villalobos se dispense de faire allusion à Grenade dans la mise en scène de La Vie brève ; c’est Jesús Torres qui a demandé cet opéra en complément du sien. Le casticisme est à la fois dans la musique et dans le chant ; la scène est d’une stylisation qui touche à la fois l’armée des « hommes exemplaires » qui, dit Neruda, ont trahi leur pays (pour Tuiles vertes) ; comme la réception des machorros noirs (pour La Vie brève). Ces fantasmes affirment leur virilité et leur criminalité avec le calme enivrant de l’impunité : Ian Gibson l’a très bien étudié dans ses livres sur la répression franquiste à Grenade et l’assassinat de García Lorca. Falla connaissait bien l’exploitation des personne dans la Grenade qu’Andalou de Cadix, il ne connaissait pas encore, mais Grenade sera sa vocation plus tard. Par malheur, il les a connus pendant les premiers mois de la guerre, avec le déclenchement sauvage de la répression. Il n’est donc pas gratuit d’introduire les cauchemars de l’assassinat de masse, avec ces hommes en noir qu’on retrouve dans la séquence de Tuiles vertes, une continuité dramatique plus que justifiée. D’ailleurs, Manuel de Falla est parti en Argentine en 1940, où il est mort en 1946. Il ne pouvait supporter les fantasmes qui habitaient en ces années les rues de la ville de l’Alhambra.
La proposition de Rafael R. Villalobos est courageuse, sans aucun alibi « créateur ». La mise en scène risquée, d’une « terrible beauté » pour les deux œuvres, où Rafael R. Villalobos est aussi l’auteur des costumes, avec la scénographie et les visuels d’Emanuela Sinisi et Soledad Sevilla, tend à unir graphiquement et chorégraphiquement les opéras comme s’ils étaient les dimensions dans le temps (et dans l’espace, sans aucun doute) d’une histoire dans laquelle l’abus criminel est passé au crime de masse.
Si Villalobos et son équipe mettent sur pied les deux œuvres, Jordi Francés les élève par un son puissant, nerveux mais détaillé, une direction pleine d’effets et de nuances. Il est possible d’imaginer le travail que Francés a réalisé avec son orchestre, et le mieux et le plus élégant est que cela ne se remarque pas et que cela semble très naturel, bien que la seconde partition fût une nouveauté totale. Mais il n’y a pas lieu de parler d’avant‑garde. Torres cherche des solutions, qui dénotent ou non des influences, pour faire face aux situations et aux tragédies.
C’est ce que font les splendides solistes des deux opéras, depuis la voix puissante (avec ses excès) d’Adriana González et d’Ana Ibarra dans Falla ; de la souffrance et parfois des subtiles nuances de Natalia Labourdette, d’Ana Ibarra dans son rôle funeste (le médecin au service de la torture), d’Alicia Amo, María Miro, Sandra Fernández et Laura Vila, presque toutes dans l’étonnant ensemble. Avec un casting féminin (Torres), on peut oublier l’expression soignée du contraste entre Eduardo Aladrén et Rubén Amoretti (Falla). Et dans ce casting nombreux et de haut niveau, il faut également souligner la présence de la chanteuse et guitariste María Marín, qui donne la chair de poule.
Santiago Martín Bermúdez
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