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La tragédie malgré tout Paris Opéra Comique 02/08/2025 - et 10, 12, 14*, 16 février, 2025 Luigi Cherubini : Médée Joyce El-Khoury (Médée), Julien Behr (Jason), Edwin Crossley‑Mercer (Créon), Lila Dufy (Dircé), Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Néris), Michèle Bréant, Fanny Soyer (Suivantes), Caroline Frossard (comédienne)
Chœur Accentus, Insula orchestra, Laurence Equilbey (direction musicale)
Marie-Eve Signeyrole (mise en scène), Fabian Teigné (décors), Yashi (costumes), Philippe Berthomé (lumières), Artis Dzērve (vidéo), Louis Geisler (dramaturgie)
 J. Behr, J. El‑Khoury (© DR Stefan Brion)
Tout mythe est éternellement actuel. La magicienne Médée, qui a commis les pires forfaits, jusqu’à tuer son frère, par amour pour Jason qu’elle aide à s’emparer de la toison d’or, se réfugie avec lui à Corinthe. Mais il la délaisse et veut épouser la fille du roi Créon. Elle se venge alors doublement, en envoyant à sa rivale une robe empoisonnée et en tuant les deux enfants qu’elle a eus de lui. A Corinthe, elle est à la fois l’étrangère et la sorcière, celle qui gêne et fait peur, que l’on s’empresse de bannir sans lui rendre ses fils. Coupable ou victime ? Coupable et victime ? Marie‑Eve Signeyrole tranche, à travers une question rhétorique : « Et si Médée était le fruit d’une société raciste et patriarcale ? »
Elle-même renouvelle-t-elle le mythe ou enfonce‑t‑elle des portes ouvertes ? Dès le début, en tout cas, sa production inspire un certain scepticisme. Nous montrer une mère infanticide dans sa cellule, double actualisé de l’héroïne antique, incarné par la comédienne Caroline Frossard, nous rappelle trop que la mise en scène lyrique use et abuse du flash back depuis des décennies. Le recours obstiné à la vidéo n’a pas moins envahi les salles d’opéra. La greffe des témoignages de mères infanticides sur les alexandrins du livret de François-Benoît Hoffman ne prend pas non plus. On a en effet choisi la version originelle de la partition de Cherubini, un opéra‑comique français, avec des dialogues parlés, redoutable défi pour les chanteurs – aux Champs‑Elysées en 2012, Krzysztof Warlikowski nous avait infligé une prose impossible. A défaut de convaincre, ils assurent honorablement – le texte a d’ailleurs été abrégé. Le deuxième acte, ensuite, pèche par son manichéisme outrancier : les migrantes sont les proies d’une police de voleurs et de violeurs, dont la mission consiste à protéger une société de mâles prédateurs – on ne nous épargne pas les cris des femmes violées. Médée, d’ailleurs, en joue cyniquement pour tenter de parvenir à ses fins, avec Jason... et Créon.
La production assène lourdement, comme si elle ne faisait pas confiance au spectateur. Mais ses qualités emportent l’adhésion. On aime l’idée de placer les enfants au centre de l’histoire, spectateurs voyeurs d’un monde adulte dont ils sont, eux aussi, les victimes. La vidéo, ici, se justifie tout à fait. Et, surtout, Marie‑Eve Signeyrole ne sacrifie pas, comme c’est trop souvent le cas, la direction d’acteurs au propos militant. Elle fait de Médée du théâtre en musique, allant jusqu’au bout des personnages, créant un univers de violence et de passion, restituant toute l’hubris de la tragédie antique. Rien ne lui échappe, à commencer par l’ambiguïté de l’héroïne, ou celle de ses relations avec Jason. On ne s’incline pas moins devant son superbe travail sur le chœur, dès le premier acte, au moment des fiançailles de Jason et de Dircé.
Joyce El-Khoury, Julien Behr et Lila Dufy sont annoncés souffrants, mais ils assurent parfaitement. Alors que le fantôme de Maria Callas pèse sur toutes les Médée qui lui ont succédé, la soprano libanaise a le mérite de ne pas chercher à l’imiter. Elle possède assez de technique pour assumer le rôle jusqu’au bout, sans faiblir. Certes on entend un aigu souvent trop dur, des registres à l’homogénéité relative, un médium parfois en berne. Mais elle a assimilé les canons du chant français, tient sa ligne, même dans les fureurs vengeresses d’une jalousie déchaînée, en particulier à la fin, où elle sait ne pas aller au‑delà de ses limites. Et l’on croit à sa Médée déchirée entre son amour perdu, son instinct maternel et sa soif de vengeance.
Julien Behr ne faiblit pas non plus, avec la vraie tessiture de Jason, celle d’un ténor plutôt central, un timbre corsé et une maîtrise parfaite de la déclamation. L’émission manque néanmoins de souplesse et la ligne de raffinement – accordées, finalement, à l’image véhiculée par la production. Même si l’on souhaiterait un timbre plus rond, Lila Dufy est une Dircé juvénile et ductile, rien moins que mièvre, fille du Créon de grand style d’Edwin Crossley‑Mercer. L’air de l’esclave Néris constitue un des sommets de la partition : Marie-Andrée Bouchard-Lesieur y est magnifique, par l’opulence du timbre, la beauté du phrasé, l’intensité de l’expression, avec un basson solo à l’unisson. Le chœur est aussi l’un des personnages de Médée : remarquable accentus, fidèle à lui-même.
A la tête d’un Insula orchestra aux sonorités assez ingrates, Laurence Equilbey déploie une inépuisable énergie, mais dirige trop sèchement, faisant de l’œuvre un volcan en perpétuelle éruption, où l’émotion n’a guère droit de cité – même dans l’air de Néris. Percent ici surtout le bruit et la fureur du premier romantisme, notamment lorsqu’éclate la tempête de l’introduction du troisième acte. Lecture incandescente, mais univoque et monochrome.
Didier van Moere
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