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Suite et fin d’un double diptyque Bruxelles La Monnaie 02/04/2025 - et 8*, 11, 15, 19, 23, 26 février, 2 mars 2025 Richard Wagner : Götterdämmerung Bryan Register (Siegfried), Andrew Foster-Williams (Gunther), Scott Hendrickx (Alberich), Ain Anger (Hagen), Ingela Brimberg (Brünnhilde), Anett Fritsch (Gutrune), Nora Gubisch (Waltraute), Marvic Monreal (Erste Norn), Iris Van Wijnen (Zweite Norn), Katie Lowe (Dritte Norn), Tamara Banjesevic (Woglinde), Jelena Kordic (Wellgunde), Christel Loetzsch (Flosshilde)
Chœurs de la Monnaie, Emmanuel Trenque (chef des chœurs), Orchestre symphonique de la Monnaie, Alain Altinoglu (direction musicale)
Pierre Audi (mise en scène), Pim Veulings (chorégraphie), Chris Kondek (vidéo), Michael Simon (décors), Petra Reinhardt (costumes), Valerio Tiberi (lumières)
 (© Monika Rittershaus)
Suite et fin de la Tétralogie de la Monnaie, un projet sérieusement malmené. Il a fallu remplacer Romeo Castellucci à mi‑parcours, pour des raisons assez difficiles à admettre. Pierre Audi a donc mis en scène les deux dernières journées, en développant une conception, sur la forme comme sur le fond, différente de celle de son confrère. Le diptyque formé par Siegfried et Le Crépuscule des dieux (1876) paraît toutefois fortement unifié, dans une démarche, dramaturgique et esthétique, solide et cohérente. Reconnaissons la performance du metteur en scène, qui a réussi, dans un court délai, à faire aboutir, cette production majeure. Mais lorsque les flammes embrasent le Walhalla, à la fin du troisième acte, une des plus belles conclusions de toute l’histoire de la musique, un sentiment de frustration persiste, malgré le haut niveau de l’exécution musicale.
Convenue, voire consensuelle, la mise en scène de la deuxième et de la troisième journée ne possède ni la puissance, ni la profondeur, ni l’imagination, ni l’audace, de celle du prologue et de la première journée. Elle ne néglige heureusement pas la direction d’acteurs. Les personnages et les situations dans lesquelles ils évoluent possèdent du relief, dans une narration limpide et cohérente. La scénographie, qui opte pour l’abstraction, n’en demeure pas moins belle, les lumières, en particulier. Elle s’inscrit dans le sillage de celle de Siegfried, ni mieux, ni moins bien, avec ces structures parallélépipédiques, ces amas de métal chiffonné, ces vidéos d’écoliers dessinant leur propre interprétation de cette histoire. La conclusion, avec ce jeu d’ombres sur les Filles du Rhin, ne déçoit pas. Rien ne vient bousculer les spectateurs, et, sans doute, beaucoup y trouvent‑ils leur compte.
Cette mise en scène des deux dernières journées, à considérer, donc, comme un tout, a le mérite de ne sembler ni passéiste, ni datée. Elle introduit les personnages de façon sobre et moderne, comme les Nornes, enveloppées dans une sorte de cocon, Gunther et Gutrune, identiques jusque dans la coupe de cheveux, le terrible Hagen, le couple Siegfried et Brünnhilde. Les Filles du Rhin donnent toutefois l’impression de sortir d’une piscine olympique. Les moments d’intensité ne manquent heureusement pas, dans ce dernier volet, comme dans le précédent. Cette Tétralogie se hisse ainsi à la hauteur de la réputation de la Monnaie. De la frustration, oui, mais pas de déception, contrairement à la nouvelle production du Ring qui vient de débuter avec L’Or du Rhin à l’Opéra Bastille. Comme quoi il vaut parfois mieux se déplacer dans la capitale belge.
Ingela Brimberg endosse pour la troisième fois le rôle de Brünnhilde. Cette soprano à la voix belle et consistante, au chant fin et expressif, à la présence sensible et délicate, a su rester constante durant les trois journées. Annoncée souffrante avant le troisième acte, elle livre pourtant une prestation de qualité, sans faiblesse notable, bien qu’elle se fût probablement davantage démarquée, dans le dernier air, sans cette indisposition. Un autre ténor interprète Siegfried dans Le Crépuscule des dieux, un choix assumé, en dépit d’un réel problème de cohérence purement physique : il est vrai que le personnage évolue nettement entre les deux journées. Le choix s’est porté, cette fois, sur un chanteur doté d’une apparence et d’une voix moins juvéniles, en l’occurrence Bryan Register, assez remarquable dans ce rôle, même si la finesse de la composition psychologique suscite un peu plus d’intérêt que le chant, cependant solide et assuré.
La Monnaie a donc judicieusement distribué les rôles de Siegfried et de Brünnhilde. Mais les autres chanteurs attirent encore un peu plus l’attention, à commencer par le Hagen d’Ain Anger, sensationnel de présence et de mordant. Andrew Foster-Williams accomplit, avec finesse, une profonde et sensible composition en Gunther, tandis qu’Anett Fritsch séduit constamment, par sa voix et sa présence, en Gutrune. Scott Hendrickx reprend, comme dans L’Or du Rhin et Siegfried, le rôle d’Alberich, mais ce personnage, bien maîtrisé par le baryton, semble quelque peu secondaire dans cette production, au contraire du duo formé par le frère et la sœur.
Nora Gubisch incarne une Waltraute splendide. Nous avons – peut-être un peu trop systématiquement – émis des réserves personnelles sur cette chanteuse, mais cette dernière se distingue de bien belle façon dans ce rôle qui révèle tout ce dont elle est capable. Son duo avec Brünnhilde, fort justement rendu, constitue un des grands moments du spectacle. Pour Le Crépuscule des dieux, il convient, pour les Nornes et les Filles du Rhin, de mettre la main sur un double trio de chanteuses impeccables et unies, naturelles et de gracieuses. Les voici, quasiment parfaites, avec Marvic Monreal, Iris Van Wijnen et Katie Lowe, d’une part, Tamara Banjesevic, Jelena Kordic et Christel Loetzsch, d’autre part. Et c’est dans la dernière journée que les choristes interviennent enfin, remarquables au deuxième acte, à l’appel de Hagen.
La direction constamment inspirée d’Alain Altinoglu, à la tête d’un orchestre formidable, constitue le plus grand motif de réjouissance. Le maestro aura brillamment conduit toute cette Tétralogie, et ce que nous écrivions sur L’Or du Rhin s’applique de nouveau dans cet ultime spectacle. Il obtient de l’orchestre de belles et profondes sonorités, un jeu précis, bien que l’une ou l’autre intervention des cuivres paraisse, ponctuellement, moins réussie. La prestation des musiciens demeure rigoureuse, calibrée, nuancée, avec des tempi, le plus souvent, voire quasiment tout le temps, évidents, naturels. Et les motifs sont toujours aussi bien mis en valeur, dans une continuité dramatique qui rend exaltante toute production de la Tétralogie. L’exécution du long premier acte captive par sa clairvoyante construction, du prologue jusqu’à son terme. Mais il existe bien d’autres passages, interludes et autres transitions merveilleusement jouées, comme la marche funèbre, tranchante, ou la conclusion, radieuse et bouleversante. Et aussi tout ce deuxième acte qui évolue sur des sommets d’intensité. Quel chef ! Et quelle musique !
Sébastien Foucart
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