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Le diable, probablement

Paris
Abbaye de Royaumont (95), Réfectoire des Moines
06/30/2002 -  

Les premières heures de la Polyphonie - XII° et XIII° siècles.

Voix d'hommes et orgue roman.

Oeuvres de Pérotin et de l'École de Notre-Dame.


Ensemble Diabolus in Musica : Raphaël Boulay, Jean-Paul Rigaud, Philippe Roche, Emmanuel Vitorsky, Olivier Germond, Antoine Guerber (direction).

Julien Ferrando (orgue).


« Moyen Age » ! Comme tu es mal nommé... Aux contours flous à défaut d'être indéfinis qu'on t'assigne ; s'ajoute un allongement factice dans la durée (mille ans), qui ne tient aucun compte des spécificités, sursauts, évolutions et révolutions qui ne cessèrent de se produire dans tous les domaines de ton activité humaine. Charles VI et Isabeau de Bavière auraient ricané d'avance en apprenant qu'on les rangerait grosso modo - du moins par l'appellation générique - aux côtés de Charlemagne, de Clovis même. Non que les médiévistes aient ménagé leur peine depuis longtemps, Geoges Duby étant le nom le plus illustre et le plus populaire qui vienne à l'esprit, dans le sens si noble de pédagogie pour tous qu'on donne à la vulgarisation. Il y a un siècle, Émile Mâle, en une somme toujours vivante, L'art religieux du XIII° siècle en France, a contribué dans le domaine de l'architecture et des Beaux-Arts à rendre justice à la profusion de l'invention de cette époque. On s'est attaché à démontrer - à la suite de Georges Duby - combien le XII° siècle, qui est la première renaissance occidentale en fait, fut un temps de lumière... et de féminisme. Au disque, à présent, avec entre autres la désormais notoire Hildegard von Bingen - moniale encyclopédiste, humaniste, philosophe, écrivain et musicienne - de redonner place à cette charnière qui prend racine avec l'avènement des Capétiens (987).


L'abbaye de Royaumont, dans le cadre de son réputé festival, a choisi ce 30 Juin de célébrer « les premières heures de la polyphonie ». La programmation est d'autant plus fabuleuse qu'elle associe à un sextuor de voix masculines un... orgue roman, petit bijou de l'abbaye elle-même ; et dont les soixante-sept tuyaux, sous les doigts de Julien Ferrando, délivrent d'insoupçonnés torrents de sonorité. Polyphonie :pierre de touche, fondamental qui est à la musique ce que l'invention de la roue est à la technologie. Tout nous vient de la polyphonie : le contrepoint, donc l'harmonie, la tonalité, les accords ; et toutes les combinatoires qui nous ont valu huit siècles de délices... L'occasion d'entendre, mêlé aux entrelacs vocaux de cette époque, un instrument déjà complet est tellement rare, qu'il est impératif de poursuivre la réhabilitation de ce répertoire, par le disque comme par le concert. L'ensemble baptisé « Diabolus in Musica » (www.diabolus-in-musica.net) est le type même d'équipe d'artistes-artisans qui nous aident à déchiffrer ce langage des signes. Important : l'orgue, présenté par son démiurge comme une sorte de corps humain mécanique (sa soufflerie réagissant comme des poumons), est loin de constituer un simple accompagnement. C'est une dentelle polyphonique qui noue son point de croix avec les voix elles-mêmes. C'est aussi une polyphonie sui generis, pour preuve les improvisations en solo qui sont offertes en fin de programme.



Au tout début du XIII° siècle, un nom s'impose : Pérotin, dit « le Grand », successeur de Léonin, et fondateur de l'École de Notre-Dame. C'est, autant qu'en portent preuve les archives, le premier très grand compositeur de l'histoire de l'Occident. Trois des pièces du concert peuvent lui être attribuées : Salvatoris hodie, Pater noster, Viderunt omnes. Les autres morceaux appartiennent à l'École de Notre-Dame précitée, et ne font pas pâle figure. Ce qui surprend d'emblée, c'est la capacité des acolytes à rendre cette musique intensément vivante, et d'éviter toute paléontologie acoustique du dimanche. L'entrée des chanteurs, comme religieux en procession, avec le soutien de l'orgue roman, apporte ce minimum de théâtre, ce decorum indispensable à l'écoute active. L'intelligence de la spatialisation, dans l'admirable Réfectoire des Moines rénové, c'est aussi de faire monter les chanteurs à la chaire - face à l'orgue, et au-dessus du public. Ce ne sont alors que mélismes aux parcours curvilignes entrecroisés, comme des rais de lumière pâles et tendres après l'ondée.



Les six hommes disposent de voix fascinantes, très contrastées et projetées, à défaut d'être toujours puissantes ; et d'un synchronisme incroyable. Là où prédominent encore les neumes et l'écriture modale, la variété qu'ils confèrent à leur intonation est un écho à la diversité des combinaisons travaillées : ensemble, ensemble et orgue, voix groupées par deux ou trois, opposition-association des dessus et dessous. En fait, et par l'excellence interprétative qu'ils offrent, ces six diables en musique (allusion à la quinte redoutée fa-si), malgré leur nom, rendraient enchanteresses les visions de l'enfer qui fleurissent sur les tympans des églises à cette époque (Autun en particulier, ce qui n'exclut pas... Notre-Dame de Paris). Quant à l'orgue, avec ses captivants tuyaux coniques, il délivre des sons cuivrés proches du cornet à bouquin - qui nous plongeraient presque dans l'amour courtois, n'était la sévérité théologique du texte joué et chanté. En réalité, le tout est d'autant plus fascinant que, non seulement on y perçoit presque physiquement - dans l'air en quelque sorte - la naissance de la musique moderne ; mais encore, la proximité de l'art du motet (Adam de la Halle) à venir. Et au-delà, eh oui, le madrigal.


Les fondations sont donc posées. En pareil lieu, et face à des chanteurs aussi sédatifs que concentrés sur leurs mystères, on ne peut pas ne pas penser au Nom de la Rose. D'autant que le facteur Antoine Massoni délivre le mot magique de sémiologie, concernant « son » orgue. Et voilà Umberto Eco qui investit Royaumonts et merveilles ! Ceci est particulièrement frappant dans les trois Pérotin déjà cités, et encore dans l'extravagant Mors (« Mort ») qui conclut la médiévale aubade. Ici, la polyphonie naissante est déjà portée à son sommet par des interactions vocales d'une élaboration et d'une subtilité inouïes. Mieux : le texte latin est un miracle de poésie et d'astuce. Les assonances sur les ablatifs (en « o ») sont plus qu'absolues : elles sont géniales, et musique en elles-mêmes ! Un tel régal sur semblante économie de moyens laisse songeur ; et l'on revient à cette appellation bien dédaigneuse « d'âge moyen », envers une époque qui vit naître un pareil arbre de Jessé - dont nous recueillons encore aujourd'hui les fruits. Que d'aucuns aient pu ne pas soupçonner pareille fontaine de vie : ce sera l'oeuvre du diable, probablement.




Jacques Duffourg

 

 

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