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Vent de folie sur Seine

Paris
Théâtre du Châtelet
06/21/2002 -  & 24, 27*, 30 Juin 2002

Gaetano Donizetti : Lucie de Lammermoor (version en langue française du compositeur, pour le Théâtre de la Renaissance, 1839)


Patrizia Ciofi (Lucie), Marcelo Alvarez (Edgar), Ludovic Tézier (Henri), Yves Saelens (Gilbert), Marc Laho (Arthur), Nicolas Cavallier (Raymond).

Choeur et Orchestre de l'Opéra National de Lyon, Evelino Pidò (direction).

Patrice Caurier et Moshe Leiser (mise en scène).

Production de l'Opéra de Lyon (Festival des Régions).




Le Châtelet est coutumier des acclamations. Sa politique de très haut niveau, tant sous la direction Lissner que depuis Brossmann, le justifie amplement. Ce n'est pas la fâcherie d'une Arabella tristounette et d'un Pirate manqué qui aura raison d'une telle ligne de conduite, même si en la matière l'Opéra de Lyon reste le premier à louanger. Le public ne s'est pas trompé, en ovationnant à tout rompre - avec raison - ce qui est autant à porter au crédit des artistes, que du théâtre qui a choisi d'importer cette production. Que de la production elle-même ; et enfin... de Gaetano Donizetti. Mais enfin, la régularité étant ce qu'on a dit, de soirée plus extraordinaire n'a pourtant pas été donnée en ce lieu, depuis la Femme sans Ombre d'Andreas Homoki en... 1994 ! Même le Don Carlos légendaire en langue française (1996) paraît un chouïa en retrait, c'est dire. Les raisons du triomphe sont à rechercher dans trois directions. Primo, un contexte émotionnel fort dû à l'absence de la malheureuse Natalie Dessay, qui n'avait déjà pu assurer tout Lyon - avec un autre ténor, il est vrai. Secundo, une convergence d'investissements, de dons de soi, comme on entend trop rarement : en première ligne, Pidò, Ciofi, Alvarez et Tézier, ainsi que les Choeur et Orchestre de l'ancienne capitale des Gaules, transcendants.



Tertio, et ce n'est pas le moindre mérite, la musicologie y a autant trouvé son compte que le plaisir, tant c'est rendre justice au compositeur bergamasque, que de livrer à... Paris, une merveille façonnée pro loco. Portée par un titre illustre (le plus renommé des opéras du maître, en fait), cette Lucie n'est pas la traduction française du texte sonore italien que chacun connaît. C'est une adaption de la propre main de Donizetti ; remaniée, allégée, avec des personnages supprimés ou ajoutés - une partition souvent très différente (1), voulue pour le Théâtre de la Renaissance le 6 Août 1839. En l'occurrence, voilà une constante de ce phénomène qu'on a appelé « les Italiens à Paris » : les travaux de Rossini, Donizetti et Verdi pour la capitale musicale de l'Europe du XIX° siècle. Un rifacimento (réfection, recomposition) de partitions antérieures, pour la langue vernaculaire. Le lecteur intéressé par ce phénomène - fondamental dans l'histoire des acculturations, et dans celle de notre Opéra national lui-même -, se reportera avec délectation, sans aucun doute, sur des ouvrages de fond traitant de cette période. On se contentera de citer, de Rossini, Le Siège de Corinthe d'après son napolitain Maometto secondo (Adolphe Nourrit créant Néocle) ; et de Verdi, Jérusalem, « remake » très libre d' I Lombardi alla prima Crocciata - avec rien moins que Gilbert Duprez, le premier contre-ut de poitrine de l'histoire, en Gaston. Autre chose : ne pas confondre ces recensions d'après originaux italiens avec des créations en langue française même, pour le « Grand Opéra »... Outre le Don Carlos verdien déjà nommé, on rappellera, de Rossini le Guillaume Tell ; et de notre Gaetano précisément : des chefs d'oeuvre tels que La Favorite et Dom Sébastien, roi du Portugal. Ainsi que la La Fille du Régiment, un opéra-comique qui ne fait pas pâle figure...



La France s'honorera en poursuivant ces explorations (louanges soient donc faites à Hugues Gall pour le Guillaume Tell, programmé à l'Opéra National en 2002-2003). Lesquelles s'enrichissent encore lorsqu'on découvre présentement un langage, une musique des mots, qui préfigurent Meyerbeer ; ce qui est un compliment. Est-il choquant de comparer les beaux ensembles du Prophète au Finale du deuxième acte « lucien » en français ?! Certes non. Rapprocher l'air d'entrée de cette Lammermoor hexagonale de la Marguerite de Valois des Huguenots « O beau pays de la Touraine » est un palpitant exercice : et c'est encore un des grands apports de cette mémorable reconstitution en bord de Seine. Voilà justement la grande différence entre les deux partitions, en-dehors de l'orchestration - clarinettes et clarinettes de basset... : l'air initial de l'héroïne (la sortita pour prima donna, selon les passionnés transalpins) n'a rien à voir avec le « Regnava nel silenzio... Quando, rapito in estasi » qui trotte dans toutes les têtes. En lieu et place, « Que n'avons-nous des ailes », en provenance directe - le réemploi étant chose courante à l'époque - de Rosmonda d'Inghilterra. Même privée de sa réplique de ténor en coulisses (tiens donc, è strano...), cette petite merveille n'économise guère la cantatrice. A Patrizia Ciofi de débuter son festival. La pureté des aigus en notes piquées, l'art de l'enjolivement de goût ; ainsi que la perfection de la diction française, captivent d'emblée. On frémit d'aise, si l'on peut dire, d'autant que la scénographie, probre et sobre à défaut d'être hautement analytique, nous vaut une mise en valeur des quatre principaux caractères.



Quatre ? Il y aurait donc d'autres personnages importants que Lucie, son frère Henri et l'archétype romantique Edgar ? Oui : cet entremetteur Gilbert, homme de main d'Henri - Sparafucile donizettien, mais privé de proies et de vivres - permet sans grand dommage d'éjecter les Normanno et autres Alisa de la version italienne. Rôle très court, mais très présent au long de la partition, qui contribue à lui ajouter une part d'ombre bienvenue dans l'optique des deux metteurs en scène - sépulcrale : la mise à mort de la chasse donnant le ton d'entrée de jeu. Belle prestation d'Yves Saelens, reître ambigu à souhait. Noter qu'Arthur lui-même - le fiancé vendu - voit sa partie développée, car il apparaît dès l'Introduction : satisfecit total pour Marc Laho (Laërtes dans Hamlet, comte Ory de Glyndebourne, très attendu au « Comique » en 2003). Ce protagoniste n'est pourtant guère gratifiant - l'imbécile de service : le mérite n'en est que plus grand ! Par contre, Lord Henri Ashton est autrement plus captivant. Il l'est même davantage que dans la donne italienne ; avec bien moins de decorum - des choeurs masculins moins nombreux, mais absolument parfaits : bravo à Alan Woodbridge. Cette incarnation de méchant nous a le plus souvent valu les pires caricatures, doublées de chant engorgé à la limite du ridicule. Ne parlons pas de la vocalisation ! Que Ludovic Tézier apparaisse, et c'est une re-création. Tout au plus peut-on reprocher à ce magnifique baryton-basse, remarqué récemment à Toulouse dans le Comte mozartien, après y avoir été Hamlet avec Marc Laho, un soupçon de roture dans la mâle émission. On y aimerait un peu plus de noblesse, mais cela n'est que peccadille. D'une dégaine de vrai comédien, avec un port de prince, Tézier est doté d'une ampleur de tessiture sidérante, qui le dispose naturellement à la Borgia donizettienne. Quant à la technique... Il est urgent d'offrir sans réserve à ce garçon la carrière nationale et internationale qui lui est due. Bientôt, Toulouse - encore une fois - recevra de lui un Onéguine vraisemblablement idéal, à cent coudées - on en est sûr - de la fadeur de certain « crooner » américain.



Face à lui, au début du III° Acte (au demeurant fort modifié là aussi, eu égard à l'original péninsulaire) - et dans un duo si beau qu'on ne comprend pas qu'il soit parfois coupé : Marcelo Alvarez. On attendait beaucoup, on a davantage encore. L'Argentin, qui parle et chante admirablement le français, a déjà mis à ses genoux avec l'aide de Renée Fleming, la Bastille dans Manon. Ce chef d'oeuvre absolu de finesse et de second degré - bien digne de Jules Massenet en somme -, ne nous avait jamais valu un Des Grieux pareil, Pavarotti inclus. Qu'à cela ne tienne, Alvarez remet le couvert. Dès son arrivée (avec Lucie), c'est l'extase : le timbre est la fois rayonnant et solaire, avec ce pourtour d'ombre latine et virile, qui laisse en suspension. La longueur des phrases, les exigences terribles dans l'aigu (« Tombes de mes aïeux », dernier tableau : inégalable), la projection naturelle dans un rôle pourtant outré : tout lui semble un simple jeu. Mieux : on cherche en vain un portamento douteux ; il n'y en a pas, le phrasé est parfait, avec un engagement émotionnel simple qui échappe à toute analyse. De l'art pur, qu'on traque vainement chez ses rivaux... renvoyés pour le compte sur les bancs de l'école !



Sur les épaules assez menues de Patrizia Ciofi pèse donc la personnalité de Natalie Dessay. On comprend bien qu'avec deux tels partenaires, elle a du pain sur la planche. Elle de manque pas non plus de coeur - au sens cornélien du terme. Et se bat de bout en bout en héroïne d'autant plus exposée que, comme dans l'Armide rossinienne, elle est la seule femme en cet univers de chasseurs, guerriers et autres brutes. On a déjà écrit sur son air d'entrée, voyons la suite. Ses duos - un avec Edgar, un autre avec son frère ; la scène avec Raymond étant supprimée - la voient autant engagée que fragile. Petite merveille de théâtre, sa Lucie enfantine, qui n'en brave que d'autant plus sereinement la mort, laisse absolument sans réaction. Quoi ! Il y a donc du neuf à faire avec une filière si rebattue !? Ciofi le prouve avec désinvolture (apparente), très attendue comme toutes ses consoeurs dans la « Scène de la Folie ». Poignante, hallucinée et accusatrice pourtant, elle en maîtrise d'un terme à l'autre les difficultés bien connues ; avec d'autant plus de valeur, que la vocalise finale de la cavatine est une véritable cadence a capella. Surenchère dans la cabaletta, reprise et variée avec un brio éclatant. Bon chien chasse de race... elle fut ici-même naguère, une splendide Aspasie du Mithridate de Mozart !


Après avoir félicité le parfait Raymond de Nicolas Cavallier, on conclura en couvrant d'éloges Evelino Pidò. Preuve, s'il en fallait une de plus, que Bellini est radicalement différent ; le même chef pouvant avoir expédié par le fond le pauvre Pirate, et porter à un état d'incandescence rare l'instrumentation (sensationnelle) de Lucie. Pour la petite salle Ventadour du Théâtre de la Renaissance, le Bergamasque a commis des coupes sombres dans l'orchestre. Il a fait de nécessité vertu : comme on aime à entendre aujourd'hui certaine musique avec un effectif allégé, les nombreux sortilèges de la partition - pour ceux qui sont communs évidemment - frappent davantage que dans l'original. De sextuor (Acte II, Finale) plus aérien, on n'a jamais entendu. D'usage plus pertinent du rubato - cabaletta de la « Folie », duo des deux hommes) -, non plus. Pidò ne manque pas une ciselure, pas un pinacle ; sans jamais rien perdre de l'équilibre d'ensemble. Se posant en particulier en chef de chanteurs et de choeur infaillible. Qu'ajouter ? Soir de pur bonheur pour ce bel canto à la française, cette historicité - qui est tout sauf gadget. Réussite du Châtelet et de l'Opéra de Lyon, on le répète sans lassitude. Hommage nécessaire, aussi, au génie propre de Donizetti ; qui, pour n'être pas celui de Bellini n'en demeure pas moins considérable. A quand pour Paris, ces indispensables Martyrs, chef d'oeuvre jamais joué ; admirablement troussé d'après le Poliuto - et créé, comme Lucia di Lammermoor, sous les cieux parthénopéens ?


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(1) Du reste perdue, et reconstituée en 2000 pour Ricordi par des chercheurs ; dont Evelino Pidò, d’après la partie conservée de premier violon.






Jacques Duffourg

 

 

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