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L’affaire Marie Stuart vue par Donizetti Madrid Teatro Real 12/14/2024 - et 16, 17, 19, 20, 23*, 26, 27*, 29, 30 décembre 2024 Gaetano Donizetti : Maria Stuarda Aigul Akhmetshina/Silvia Tro Santafé (Elisabetta), Lisette Oropesa/Yolanda Auyanet (Maria Stuarda), Ismael Jordi/Airam Hernández (Leicester), Roberto Tagliavini/Krysztof Baczyk (Giorgio Talbot), Andrzej Filonczyk/Simon Mechlinski (Cecil), Elisa Pfaender/Mercedes Gancedo (Anna Kennedy)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), José Luis Basso (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), José Miguel Pérez‑Sierra(direction musicale)
David McVicar (mise en scène), Hannah Postlethwaite (décors), Brigitte Reiffenstuel (costumes), Lizzie Powell (lumières), Gareth Mole (direction des mouvements)
A. Akhmetshina, L. Oropesa (© Javier del Real/Teatro Real)
Il y a une théâtralité dans Maria Stuarda, où, au fur et à mesure que l’action avance, elle devient passionnante. Comme cela arrive habituellement dans les opéras du bel canto tardif (de Rossini à Donizetti), le point culminant se produit à la fin du premier des deux actes, avec les ensembles continus mais en progression, de six personnages et un chœur. C’est là que la crise éclate s’il s’agit d’un drame, ou quelque chose de comparable si nous nous trouvons dans un opéra comique ou semi seria. Ici, la culmination est la réaction de Marie pendant le finale ; elle ne peut plus supporter les insultes de la reine, et l’injurie de la pire façon qui soit : « figlia impura di Bolena ». Un premier acte plutôt classique, une vigoureuse transition dans ce finale‑là, un acte dramatique-tragique gérant l’itinéraire vers la catastrophe. La baguette de José Miguel Pérez‑Sierra trouve dans ce finale un crescendo pleinement réussi, une force dramatique en complicité avec les solistes et le chœur, tout enveloppant la situation poignante.
Histoire, politique, amour, jalousie. L’histoire est refaite et schématisée, bien sûr ; et si la trame manipule l’histoire chez Schiller – toujours lui –, sa source plus ou moins lointaine, nous aurons une très belle tragédie où les personnages sont historiques mais pas les situations : La Pucelle d’Orléans (Schiller écrit quand Jeanne n’était pas encore sainte), Don Carlos... et Maria Stuarda. Hélas, Dimitri est resté inachevé, et ce personnage n’a pas la hauteur historique ou morale, même inventée, des autres.
Pourquoi Marie Stuart n’est‑elle pas devenue sainte ? L’église orthodoxe russe n’aurait pas eu de doutes avec un personnage semblable, vraisemblablement, mais Marie avait été engagée dans pas mal de questions politiques douteuses et également des mariages au déroulement douteux ; un personnage comme celui‑ci ne produit pas de miracles, nécessaires pour la déclaration de sainteté. On ne peut pas s’agenouiller sur le prie‑Dieu devant l’image de sainte Marie Stuart. Mais on l’a sanctifiée ailleurs, dans la vie, dans la querelle historico-politique : un démon pour les protestants britanniques (tout comme Jeanne : cherchez dans Shakespeare, Henri VI), une reine martyre pour les catholiques. On peut certes douter que Marie fût une sainte, mais il est tout à fait certain que la reine Isabelle ne l’était pas du tout ; elle était une autre Tudor, une famille spécialisée dans l’art de couper des têtes. La mère de la reine Elisabeth, Anne Boleyn, a été la victime du bourreau maître, Henri VIII ; Elisabeth a été déclarée bâtarde, illégitime, mais après la terreur de Marie la sanglante (si furieusement catholique qu’elle a favorisé involontairement la permanence de l’anglicanisme, un papisme sans pape, seulement guidé la couronne), on pouvait bien accepter une jeune reine rongée par le ressentiment ; on ne pouvait pas savoir que sa révolution écraserait et bouleverserait la classe dominante antérieure.
On le sait bien, si l’on veut bien l’admettre, la grandeur de l’Angleterre repose sur les têtes coupées et la piraterie. Donizetti a composé trois opéras sur cette famille dont les personnages-titres auront la tête coupée : Anna Bolena, Roberto Devereux (Essex) et Maria Stuarda.
Les éléments de théâtre purement lyrique formant le déroulement de Maria Stuarda sont à peu près les suivants. Les monologues des deux reines, portraits réussis théâtralement, ce sont elles qui se révèlent devant nous ; des monologues souvent partagés, devenant duos, où le conflit et l’amour se développent ; les duos de Maria avec son amoureux Leicester et son protecteur Talbot (fakes historiques, mais nécessaires pour l’action) ; même les duos toujours crispés d’Elisabeth; et, bien sûr, la vigueur des chœurs, culminant dans la désolation avant la mort de Marie, sans solistes. Tout aide à soutenir une continuité lyrico-dramatique, presque sans répit.
Le sort de Marie est décidé dès le début, malgré des doutes apparents et des hypocrisies flagrantes. Pour Elisabeth, les deux distributions ont préféré une mezzo, pas une soprano. Elisabeth a ses hésitations, ses craintes, ou elle en fait semblant. Mais il n’y a guère de place pour un prologue calme (au moins, on a joué l’Ouverture, pas formidable, redécouverte voici seulement quarante ans) ; les acclamations du chœur posent un point antinomique au conflit : « grâce pour Marie ». Côté colombes, on inquiète la reine (Marie est‑elle si aimée que cela du peuple ?) etn en même temps, les faucons (Cecil) demandent la tête de Marie. Imposante, la jeune mezzo russe Aigul Akhmetshina (« je suis à moitié tartare, à moitié bachkire »), que la voix rapproche de l’école légendaire des voix féminines graves en Russie ; elle a chanté les classiques russes, mais aussi Rosine, Carmen, Charlotte, voire le Roméo de Bellini. Voix puissante, épaisse, Akhmetshina dessine un personnage entier, sans fissures, malgré ses « doutes » (signer ou ne pas signer la peine de mort de sa rivale, cousine et légitime héritière si elle, Elisabeth, disparaissait). En revanche, Lisette Oropesa, qui a été Lucia, Violetta, Gilda et Manon, nous offre, avec sa voix de soprano lyrique léger tout à fait contrastée (l’ange déchu contre le diable provisoirement vainqueur), une Marie pleinement différente, avec ses changements d’humeur, entre l’espoir et la crainte, entre l’évasion de l’amour et l’écrasant pouvoir de la raison d’Etat (mêlés avec la jalousie, typique et incontournable dans le mélodrame italien). La voix de Lisette Oropesa est un prodige de légèreté et de puissance : la plainte, le drame, l’introspection parfois, la peur, l’acceptation ; un personnage complexe en comparaison avec sa « rivale », équation qu’Oropesa résout avec un formidable déploiement de nuances, avec une respiration soutenant des phrasés d’une manière presque incroyable, un legato large, élégant. On voudra bien me pardonner qu’à l’égard d’Akhmetshina et Oropesa, je n’aie pas envie de m’arrêter sur les arias, les duos, les chœurs, en parade ou en revue des troupes, pour signaler ici un grave époustouflant ou là le plus beau filato. Il y a des solutions concrètes des deux chanteuses pour trouver la construction de chaque personnage dans les voix et aussi dans le côté dramatique assez orienté, mais pas imposé, par la direction d’acteurs dans la mise en scène bien connue de McVicar et par la baguette exacte de José Miguel Pérez‑Sierra. Cela va encore plus loin dans la seconde distribution, où l’on verra quelques différences.
Ismael Jordi, un ténor pleinement lyrique, lutte avec le rôle de Leicester, plutôt léger. Mais il construit le personnage de l’amoureux bafoué par l’acharnement inéluctable de la reine dépitée. Héroïque, élégant, passionné, Ismael Jordi construit un Leicester convaincant et plein de fougue, même si son rôle est un peu fade dans l’original, du moins si l’on compare avec les deux reines. En tout cas, ce n’est pas son premier Donizetti : il a été les héros de Lucia, Roberto Devereux, voire L’Elixir d’amour. Pour compléter le quatuor habituel de l’opéra italien, la basse n’est pas le méchant ou le rival, mais un bienveillant, Talbot (rien à voir avec le petit espion de la reine, le Talbot historique). Tagliavini incarne son rôle avec une certaine modestie, mais il montre ses atouts dans les moments brillants de ses deux duos, avec Elisabeth au premier acte puis avec Marie au second. Les autres deux rôles des six typiques de ce type d’opéra sont adéquats : le méchant acharné, Cecil, du baryton Andrzej Filonczyk, et la fidèle compagne de Marie, Anna, mezzo, chantée par Elisa Pfaender, toujours associée dans des ensembles, spécialement dans le finale du premier acte premier ou dans les pathétiques dernier moments menant à l’exécution de Marie.
Y. Auyanet (© Javier del Real/Teatro Real)
Les deux premiers rôles de la seconde distribution nous montrent des incarnations un peu différentes. Côte chant, Silvia Tro Santafé, mezzo plutôt lyrique, voix relativement plus douce, est une Elisabeth ne provoquant pas l’antipathie immédiate développée par Akhmetshina. Mais elle tient son rôle avec une vision plus subtile, un brin moins impérieuse... avec le même effet final, la mort de la rivale. Phrasé, aisance dans l’aigu, capable même de vocalises bien dominées, pas du tout débridées. Elle a débuté avec son aria-cabaletta en contrastant de manière surprenante avec Akhmetshina : deux manières triomphales mais divergentes de présenter Elisabeth dès les premières mesures.
Yolanda Auyanet a pu soutenir la comparaison avec Oropesa, tout en optant pour une Marie moins douce (c’est‑à‑dire, le contraire du choix de Santafé). Coloratura, un médium prodigieux et semblant tout naturel, montant sans faille vers l’aigu, une facilité dans le grave, une tendance à la bravura, jamais forcée : tels sont les atouts d’Auyanet dans un rôle où la soprano trouve une histoire qu’elle aime (on dirait) particulièrement.
La couleur de la voix du ténor Airam Hernández en Leicester est peut‑être sa meilleure qualité, avec son legato ; il est meilleur dans le médium, incontestable, que dans les aigus. Il a été un excellent « jeune premier », fougueux, courageux jusqu’à la fin (rien à voir avec le Leicester historique) même si son feu est éteint par le ressentiment de la reine Elisabeth. Krzysztof Baczyk, plutôt baryton que basse, développe un Talbot convaincant, un peu par sa voix même si elle manque de régularité, mais aussi par son envergure physique. Simon Mechlinski, bon baryton à l’excellent médium, est un Cecil plus lumineux, malgré le caractère antipathique de son personnage. L’Argentine Mercedes Gancedo, comme Anna Kennedy, joue une belle suivante de Maria, avec sa voix de soprano qui fait regretter que les autres solistes et le chœur fassent de l’ombre à son rôle. Le chœur, dirigé par José Luis Basso, apporte un brillant concours, quoique bref, tout au début de l’action, mais ses deux interventions finales ont été émouvantes, d’un grand niveau artistique.
On ne découvrira pas la formidable mise en scène de McVicar, une production connue même si elle change avec le temps (comme il le faut, d’ailleurs). Il faut signaler la permanence d’une direction des actrices, des acteurs, soignée dans le détail : encore une fois la complicité scène‑fosse. Parce que dans la fosse, il y avait un orchestre en pleine forme et un maestro au sommet de ses moyens (il a dirigé Le Voyage à Reims et L’Echelle de soie à Pesaro et Viva la mamma! de Donizetti au Teatro Real, un succès en 2021), qui a développé le lyrisme et, surtout, le dramatisme progressif de cet opéra assez rare malgré ses qualités. Pérez‑Sierra est une de baguettes les plus prometteuses si l’on pense à son succès et à ses atouts dans cette production où il a été l’âme des sons qui ont envoûté les voix, les situations dramatiques, les détails...
Le succès des deux distributions a été éclatant.
Santiago Martín Bermúdez
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