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Fusionnelles Lyon Auditorium Maurice Ravel 12/17/2024 - Ludwig van Beethoven : Quatuors n° 7 en fa majeur, opus 59 n° 1, et n° 8 en mi mineur, opus 59 n° 2 Quatuor Chiaroscuro : Alina Ibragimova, Charlotte Saluste-Bridoux (violons), Emilie Hörnlund (alto), Claire Thirion (violoncelle)
C. Saluste-Bridoux, A. Ibragimova, C. Thirion, E. Hörnlund (© Joss McKinley)
Formé en 2005 autour de la virtuose reconnue qu’est Alina Ibragimova, le Quatuor Chiaroscuro s’est imposé comme l’une des formations les plus à l’aise dans le répertoire classique et romantique, de Haydn à Mendelssohn, avec un intérêt tout particulier pour les Quatuors de Beethoven. Après avoir gravé l’intégrale des six Quatuors opus 18, mais aussi, plus récemment, les Opus 74 et 130, les Chiaroscuro poursuivent leur exploration du corpus avec les chefs‑d’œuvre de la « période médiane » que sont les Quatuors opus 59, dédiés en 1806 au prince Razoumovski.
Si l’on peut regretter que le troisième « Quatuor Razoumovski » ne figure pas au programme de cette soirée lyonnaise, laissant le cycle incomplet, c’est avec beaucoup d’intérêt que l’on observe dès les premières minutes du concert le travail des quatre musiciennes. Leur choix de jouer debout, à l’exception bien sûr de la violoncelliste Claire Thirion, leur permet d’investir physiquement l’espace scénique de l’Auditorium et d’imposer sans détours un jeu très engagé. L’alchimie particulière du quatuor à cordes fonctionne au plus haut point, dans la mesure où la rencontre de quatre personnalités bien différentes donne naissance à une entité musicale qui dépasse la somme des parties.
Ainsi, le violon d’Alina Ibragimova frappe d’emblée par la pureté de son intonation, et l’élégance souveraine de son archet n’entrave nullement de merveilleux moments d’emportement. Nouvelle venue au second violon, Charlote Saluste-Bridoux est un soutien de choix, d’une énergie brute et bondissante (parfois au sens propre du terme) et d’un investissement très théâtral, qui la pousse à toujours chercher du regard et du geste sa partenaire. Les deux violonistes nouent ainsi une complicité autant perceptible à l’œil qu’à l’oreille, tant les deux archets se croisent et se complètent avec brio. A ce duo électrique, Claire Thirion apporte au violoncelle un contrepoint plus posé, tout en faisant preuve d’un remarquable abattage, particulièrement dans le Quatuor en fa majeur, qui la voit émanciper son chant vibrant, avant de se laisser entraîner, avec amusement et presque malgré elle, par la fougue des deux violonistes, absolument déchaînées dans le final. Au centre de la formation, l’altiste Emilie Hörnlund est plus discrète, comme le veut sa fonction, mais assure un point d’équilibre indispensable.
Au carrefour de ces quatre tempéraments et de leur complémentarité, le Quatuor Chiaroscuro trouve son identité, qui, sans manquer de dynamisme, se caractérise avant tout par la beauté et le fondue des sonorités, abordant les « Razoumovski » dans une optique moins « symphonique » (que peuvent donner à entendre d’autres interprétations) que véritablement chambriste, c’est-à-dire intimiste et lyrique, choix esthétique qu’accentue le fait de jouer sur des cordes en boyaux et avec des archets anciens. Les Chiaroscuro y perdent peut‑être en ampleur sonore ce qu’elles gagnent en chaleur et en charme.
Cette approche convient particulièrement au chef‑d’œuvre vertigineux qu’est le premier quatuor de l’Opus 59, dont les musiciennes célèbrent la radieuse tonalité de fa majeur, en particulier dans le mouvement initial. L’Allegretto qui suit est un jeu habile de questions et de réponses, de circulation des thèmes d’un archet à l’autre, tandis que le mouvement lent voit se déployer un riche dialogue entre le premier violon et le violoncelle, qui devient avec cette page un interlocuteur de premier plan au sein du quatuor. Dans le final et son fameux « thème russe », les quatre interprètes s’enflamment et transcendent la rhétorique beethovénienne avec beaucoup de fièvre.
Moins jupitérien et plus équivoque, le Quatuor en mi mineur est certainement plus difficile à saisir. Caractérisé par ses hésitations initiales et ses fausses pistes, qui ne le laissent s’abandonner qu’assez tard à ses mélodies, l’Allegro initial peine ainsi quelque peu à trouver sa cohésion sous les archets des Chiaroscuro. Le juste ton est en revanche trouvé dans un mouvement lent aux accents de marche funèbre (qui n’est pas sans rappeler celui de la Sonate pour piano opus 26) et où s’épanouit la beauté du chant d’Alina Ibragimova, bien installée dans son rôle de prima donna et bien soutenue par ses partenaires, jusqu’au point culminant d’un solo en forme de cadence. Après ce sommet de lyrisme et de recueillement, l’Allegretto paraît regarder en direction des derniers opus, notamment avec son début très expérimental, où les événements sonores s’organisent peu à peu pour laisser place à la mélodie sublime du trio. Enfin, le Presto final prend l’allure d’une scène d’opéra jubilatoire, dans laquelle les archets dansent avec vertige, offrant une dernière fois le spectacle de ces quatre musiciennes unies par la fièvre beethovénienne de manière fusionnelle.
François Anselmini
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