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Danser la littérature américaine

Baden-Baden
Festspielhaus
09/27/2024 -  et 28, 29 septembre, 4, 5*, 6, 11*, 12, 13 octobre 2024

27*, 28, 29 septembre 2024
Under the Trees’ Voices
Nicolas Blanc (chorégraphie, costumes), Ezio Bosso (musique)
Jack Mehler (scénographie, lumières)
Of Mice and Men
Cathy Marston (chorégraphie), Thomas Newman (musique)
Lorenzo Savoini (scénographie, lumières), Bregje van Balen (costumes)
Hummingbird
Liam Scarlett (chorégraphie), Philip Glass (musique)
John Macfarlane (décors, costumes), David Finn (lumières)
The Joffrey Ballet
Deutsche Radio Philharmonie Saarbrücken Kaiserslautern, Jorge Ivars (piano et direction)


4, 5*, 6 octobre 2024
Endstation Sehnsucht
John Neumeier (chorégraphie, mise en scène, décors, costumes, lumières), Serge Prokofiev et Alfred Schnittke (musique)
Ondrej Rudcenko
Hamburg Ballett


11*, 12, 13 octobre 2024
Die Glasmenagerie
John Neumeier (chorégraphie, décors, costumes, lumières), Charles Ives, Philip Glass et Ned Rorem (musique)
Hamburg Ballett
Philharmonie Baden-Baden, Luciano Di Martino (direction)


Hummingbird (© Cheryl Mann)


Désormais « retraité », après cinquante et une saisons passées à la tête du Ballet de Hambourg, où sa succession a été prise depuis quelques mois par Demis Volpi, John Neumeier s’est vu offrir carte blanche depuis l’automne 2023 au Festspielhaus de Baden, en vue d’y organiser chaque année deux semaines de festival, contrat officialisé pour l’instant jusqu’en 2030. Avec toujours le Hamburg Ballett en invité principal, mais pas exclusivement, et toujours des chorégraphies de John Neumeier au premier plan, mais, là encore, plus seulement.


Après le Kammerballetten de Copenhague en 2023, c’est au tour cet automne du Joffrey Ballet de proposer une soirée très originale, et, en 2025, le Balletto del Teatro alla Scala suivra. Si l’on ajoute encore l’incontestable intérêt des spectacles du Bundesjugendballet, dont Neumeier reste pour l’instant le directeur en titre, plus quelques‑unes de ces soirées-conférences (Ballett‑Werkstatt), avec séquences dansées à l’appui, dont Neumeier reste un spécialistes incontesté, l’offre s’annonce comme toujours très riche, et construite de surcroît cette année autour d’un axe rarement exploré par la danse : la littérature américaine du XXe siècle, avec des ballets tirés de l’œuvre de John Steinbeck et de Tennessee Williams.


Le Joffrey Ballet est une compagnie un peu à part dans la vie culturelle américaine. D’abord du fait d’une structure dépourvue de hiérarchie, tous les danseurs pouvant s’y voir proposer en alternance des rôles d’une importance équivalente, et aussi du fait de programmations relativement innovantes, voire jugées localement clivantes par rapport à une tradition largement fondée sur le modèle Balanchine. Fondé en 1957 par Robert Joffrey, décédé prématurément du sida en 1988, le Joffrey Ballet s’est maintenu ensuite sous la direction de Gerald Arpino, son cofondateur, disparu en 2008. D’abord situé stratégiquement à New York, foyer évident de modernité, il s’est déplacé à partir de 1995 à Chicago, ville où il se produit maintenant dans l’énorme salle du Lyric Opera (3 600 places), toujours sous la direction de l’ex‑danseur britannique Ashley Wheater, qui en a pris la direction en 2007.


A Baden-Baden, la compagnie a choisi de se produire dans un programme entièrement dansé sur des musiques américaines, pour trois soirées consécutives. Seul compositeur vraiment connu, Philip Glass, y est représenté par son entraînant Tirol Concerto pour piano et orchestre, partition éminemment « glassienne », dont on peut trouver l’inspiration un peu diluée sur la durée mais qui reste toujours avenant à écouter. Ce concerto est sans doute moins agréable à jouer, le valeureux pianiste Jorge Ivars donnant çà et là quelques signes de fatigue, et pour les danseurs, il n’est pas certain non plus que cette musique soit riche en repères sur lesquels se caler facilement. Donné en dernière position, ce long ballet intitulé Hummingbird est toujours d’un réel agrément visuel, surtout avec un aussi bel arrière‑plan que le superbe décor abstrait peint par John Macfarlane. Pas d’argument, mais plusieurs longs pas de deux qui renouvellent l’exercice sans le violenter, élégante et sensible chorégraphie de Liam Scarlett, jeune artiste très doué, qui s’est trouvé suspendu en 2019 par le Royal Ballet suite à des allégations d’inconduite sexuelle au cours de répétitions de travail, accusations qui n’ont jamais pu être prouvées ensuite, et qui s’est suicidé deux ans plus tard, le lendemain même de l’annulation de l’un de ses spectacles, toujours suite à cette même affaire. Une fin tragique qui devrait quand même appeler les tenants radicaux d’une certaine cancel culture à quelques utiles questionnements.


En position centrale, une passionnante mise en danse, par la chorégraphe britannique Cathy Marston, du roman Of Mice and Men de John Steinbeck, condensé en un excellent scénario, très lisible, en dépit de quelques particularités (les premières scènes se déroulent en fait déjà après la tragédie finale, et aussi un dédoublement du personnage de George). Une remarquable évocation, grâce à seulement quelques accessoires et costumes caractéristiques, d’une Californie poussiéreuse et laborieuse. Ecrite spécialement pour ce ballet par un bon compositeur de film, la musique de Thomas Newman épouse la danse à la perfection, couleur locale country comprise, tout en restant constamment intéressante. On notera aussi le contournement de la difficulté de trouver un danseur en surpoids pour incarner le rôle de Lenny, ce qui ne risque pas trop de se trouver dans une compagnie. En lieu et place, l’idée de confier l’emploi à un danseur très grand, et comme embarrassé de son corps, dans une salopette informe, fonctionne parfaitement.


Entrée en matière d’apparence plus classique avec Under the Trees’ Voices, du chorégraphe français Nicolas Blanc, maître de ballet au Joffrey Ballet depuis 2011. Conçu en 2021, Under the Trees’ Voices évoque avant tout des rapports humains idéalisés, multiples métaphores dansées de retrouvailles collectives, après l’isolement de la pandémie. Une danse dépourvue de geste absolument marquant, mais très harmonieuse, et qui, progressivement, exulte rythmiquement, jusque dans un finale particulièrement motorique et revigorant. La musique, du compositeur italien Ezio Bosso, prématurément disparu en 2020, est agréable, même si son titre de Deuxième Symphonie puisse paraître ambitieux pour une partition qui ressasse assez platement des grilles harmoniques plus ou moins dérivées de formes musicales baroques. Donc, au concert, peut‑être pas, mais comme support d’une chorégraphie « optimiste », cette musique d’accès facile fonctionne bien. En fosse, la Philharmonie allemande de la Radio de Sarrebruck et Kaiserslautern la restitue avec un effectif de cordes délibérément réduit, conforme à la partition, l’ensemble étant de toute façon assez vigoureusement amplifié, sonorisation que l’on peut déplorer, mais qui paraît une pratique habituelle de la compagnie, puisqu’on la retrouve aussi dans le Tirol Concerto, qui pourtant n’en aurait pas forcément besoin.



Endstation Sehnsucht : M. Oberlin, A. Laudere (© Kiran West)


Retravaillé par le Ballet de Hambourg à plusieurs reprises, Endstation Sehnsucht, d’après la pièce de Tennessee Williams A Streetcar Named Desire, est en fait un travail de John Neumeier beaucoup plus ancien, conçu pour le Ballet de Stuttgart, en 1983, avec à l’époque le rôle de Blanche écrit pour l’inoubliable Marcia Haydée, mais la modernité de cette vision continue à nous couper le souffle. Une soirée rude et exigeante, centrée autour de la pathologie psychiatrique dont souffre le rôle principal, d’abord quiescente, puis suraiguë, après une scène de viol d’une sauvagerie indescriptible, la sublimation de la danse fonctionnant ici à plein, mais sans jamais édulcorer la violence du sujet. Première partie dans le passé, sur des Visions fugitives de Prokofiev interprétées sur scène, à l’arrière‑plan, par le pianiste Ondrej Rudcenko : décor aristocratique d’une plantation du Sud, évocation d’un vécu affectif traumatique, tout le décor ainsi que les principaux protagonistes familiaux de l’affaire s’effondrant les uns après les autres. Et après l’entracte, sur la musique particulièrement intense, brassant citations musicales éparses et déflagrations orchestrales atonales, de la Première Symphonie de Schnittke, une évocation efficace d’une Nouvelle‑Orléans à la fois jazzy, plébéienne, brutale... Un ballet impressionnant, où brille la longiligne Anna Laudere, totalement convaincante dans le rôle de Blanche. A Matias Oberlin incombe de jouer les Marlon Brando, ce à quoi il ne peut en aucun cas parvenir, faute de carrure, mais les décharges motrices de sa danse de boxeur un peu gouape restent efficaces. Seul défaut de la soirée : une amplification trop forte au cours de la seconde partie, qui rend encore plus agressives les sonorités déjà frustes de l’enregistrement Melodiya de la création même de cette Première Symphonie de Schnittke, sous la baguette de Guennadi Rojdestvenski. De toute façon, vu l’effectif orchestral énorme requis par cette œuvre, il aurait été impossible de l’interpréter ici sur le vif, mais, à défaut, il n’était peut‑être pas nécessaire de pousser les potentiomètres aussi loin.



Die Glasmenagerie (© Kiran West)


Création plus récente, à Hambourg, en 2019, pour Die Glasmenagerie, toujours d’après une pièce de Tennessee Williams (The Glass Menagerie). Là encore une gageure, puisque le rôle principal, celui de la timide et rêveuse Laura, y souffre d’un handicap moteur, en principe difficilement compatible avec la danse. Alina Cojocaru a donc dû y accepter d’y évoluer armée d’une béquille, et chaussée asymétriquement, d’un côté d’un chausson normal, et de l’autre d’un chausson à talon, ce qui la fait claudiquer. A cette difficulté près, un rôle en or, écrit sur mesure pour une danseuse idéalement émouvante et sensible. Un peu comme dans Die kleine Meerjungfrau, autre rôle très particulier écrit par Neumeier, un costume qui devrait fonctionner comme une entrave physique devient un élément dramatique supplémentaire, les portés ainsi qu’une multiplicité de stratagèmes rendant régulièrement au personnage l’aisance physique dont elle rêve et qu’elle ne parvient pas à obtenir dans son existence réelle. Quatre personnages principaux seulement dans ce huis‑clos, qui se déroule dans un modeste appartement du Missouri, Neumeier réussissant néanmoins à élargir ce cadre à toute un compagnie grâce à une série de scénario annexes. Tom, le frère de Laura, est ouvrier dans un entrepôt de chaussures, donc place à une formidable évocation de travail à la chaîne en milieu industriel, véritable numéro d’acrobates parfaitement organisé, où les cartons volent de main en main. Laura elle‑même suit des cours infructueux de dactylographie, donc place à un pathétique tableau d’apprentissage où elle tente sans succès d’apprivoiser une machine à écrire, et où elle est évidemment la seule de sa classe à ne pas y parvenir. Un tableau de boîte gay aussi, toujours pour donner davantage de consistance au personnage de Tom, identité qui n’est pas aussi explicite dans la pièce de Williams mais apparemment perceptible par de nombreux sous‑entendus du texte. Les scènes familiales permettent aussi d’amplifier la stature du personnage d’Amanda, ancienne « Belle du Sud », mère, possessive, ruinée, omniprésente, et qui tente de conserver à sa famille un semblant de cohésion, rôle qu’Anna Laudere est parvenue à s’approprier maintenant, même si Neumeier lui avait préféré Patricia Friza lors de la création (une notion d’adéquation de la personnalité même du danseur au rôle, qui reste fondamentale chez le chorégraphe américain). Très émouvantes, les scènes où Laura se réfugie dans ses jeux avec les animaux de sa ménagerie de verre, présente ici dans une petite vitrine à l’avant‑scène, et où l’écureuil, l’un des animaux préférés, s’incarne sous la forme d’un véritable danseur, moments de rêve pendant lesquels l’affreux chausson à talon disparaît provisoirement. Et parfait Jim O’Connor de Christophe Evans, très joli rôle de jeune sportif turbulent et naïf, un moment envisagé comme prétendant, mais qui s’empresse de s’éclipser, après avoir apporté à Laura un peu de rêve, vite dissipé. Sans oublier ici le personnage du jeune Tennessee Williams lui‑même (The Glass Menagerie fut son tout premier succès d’auteur), rôle peut‑être pas indispensable, mais qui permet d’inclure dans la distribution un Edvin Revazov très souvent présent, tantôt observateur, tantôt interagissant directement avec les personnages de ce cercle familial délétère qu’il est censé avoir lui‑même créés, tous réunis autour d’une table, et se tenant par la main.


Même nourri d’une imagination chorégraphique inépuisable, un ballet aussi long ne fonctionnerait pas sans des choix musicaux d’une pertinence particulière, Neumeier s’affirmant ici à nouveau comme un explorateur hors pair du répertoire, afin d’y trouver des partitions pouvant fonctionner en parfaite symbiose avec la danse. Idée de départ minimaliste, avec la musique écrite par Philip Glass pour le film The Hours de Stephen Daldry, contexte sonore séduisant, mais qui s’est rapidement avéré insuffisant pour étayer toute une construction dramatique. En définitive Neumeier n’en a retenu que quelques numéros, et a puisé tout le reste dans la musique orchestrale de Charles Ives, riche d’une incroyable variété d’ambiances, dont même un providentiel Yale‑Princeton Football Games pour servir de support au match de basket remporté par Jim O’Connor. Restait à dénicher une musique américaine plus intime, pour la confrontation de ce dernier avec la timide Laura, atmosphère mystérieuse parfaitement trouvée avec le quintette pour flûte, piano et cordes intitulé Bright Music du compositeur Ned Rorem. Donc un vrai puzzle musical, mais qui s’accorde intimement à la danse, sans jamais que l’une paraisse un prétexte à l’autre, ou inversement, et que, comme d’habitude, Neumeier préfère confier à un véritable orchestre de fosse, en l’occurrence une Philharmonie de Baden‑Baden très compétente, sous la direction de Luciano Di Martino.



Laurent Barthel

 

 

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