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Une programmation audacieuse

Nancy
Opéra national de Lorraine
10/06/2024 -  et 8*, 10, 12 octobre 2024
Paul Hindemith : Sancta Susanna, opus 21
Anaïk Morel (Susanna), Rosie Aldridge (Klementia), Apolline Raï‑Westphal (Une servante), Yannis François (Un valet), Séverine Maquaire (Une vieille nonne)
Béla Bartók : A kékszakállú herceg vára, opus 11, Sz. 48, BB 62
Joshua Bloom (Barbe‑Bleue), Rosie Aldridge (Judith)
Arthur Honegger : La Danse des morts, H 131
Apolline Raï-Westphal (soprano), Anaïk Morel (alto), Yannis François (baryton), Claire Wauthion (Une femme)
Chœur de l’Opéra national de Lorraine, Guillaume Fauchère (chef de chœur), Orchestre de l’Opéra national de Lorraine, Sora Elisabeth Lee (direction musicale)
Anthony Almeida (mise en scène), Basia Binkowska (scénographie, costumes), Franck Evin (lumières)


(© Jean-Louis Fernandez)


On s’est récemment extasié sur Le Petit Marat de Mascagni, programmation audacieuse d’Angers Nantes Opéra, mais que dire de son équivalent à Nancy, qui, sous le titre « Héroïne », propose en cet automne la réunion de deux ouvrages en un acte et d’un oratorio, d’une force expressive mémorable ? On doit cette proposition au dynamique directeur de l’institution, Matthieu Dussouillez, qui n’a pas son pareil pour dépoussiérer le répertoire lyrique et propulser l’opéra dans une dynamique contemporaine.


La soirée débute avec la Sancta Susanna (1922) de Paul Hindemith, premier grand choc lyrique d’un compositeur qui marquera ensuite durablement les esprits avec ses chefs‑d’œuvre au modernisme plus accessible, de Cardillac (1926) à Mathis le peintre (1938). Au début des années 1920, Hindemith est encore marqué par les influences de Debussy et Reger, irriguées des contrastes de l’expressionnisme, façon Elektra de Strauss. Au‑delà de son sujet sulfureux, Sancta Susanna vaut surtout pour sa tension qui prend d’emblée à la gorge pour ne plus vous lâcher, entre mélodies fuyantes et évasives au début, jusqu’à l’explosion finale, en forme de déflagration. La brièveté même de l’ouvrage (d’environ 25 minutes) renforce son efficacité théâtrale, à l’instar d’autres huis‑clos étouffants et prenants, tel que Riders to the Sea (1937), opportunément programmé par plusieurs institutions voilà déjà quinze ans à Paris.


Immédiatement enchainée, la musique du chef‑d’œuvre lyrique de Bartók, Le Château de Barbe‑Bleue (1918), trouve des sortilèges harmoniques toujours plus ensorcelants à mesure que le drame intimiste se déploie entre les protagonistes. A rebours du conte de Perrault, le livret explore la soif de connaissance de Judith pour son promis, qui hésite à se confier, avant de la laisser pénétrer une à une les portes de son château, comme une métaphore de son ouverture progressive à l’autre. On ne trouve point d’épouses sacrifiées ici, mais davantage un passionnant et troublant chemin initiatique entre deux âmes, de l’impatience de Judith aux réticences pudiques de Barbe‑Bleue. Après l’entracte, La Danse des morts (1940) d’Arthur Honegger sonne moins moderne, en convoquant sa double influence française et germanique, entre clarté des lignes et chœurs puissamment architecturés. On est toutefois surpris par les emprunts à des chansons populaires bien connues, revisitées en un ballet joyeusement morbide et surréaliste : autant de qualités qui mettent en valeur l’excellent chœur local, malgré quelques stridences dans les aigus des sopranos.


Pour ses débuts en France, le metteur en scène Anthony Almeida choisit de lier les différents ouvrages par une dramaturgie discrète, qui a pour principal avantage d’imposer la concentration sur le texte. Une petite fille apparait à plusieurs moments du spectacle pour incarner une innocence encore protégée de l’expérience du désir et de l’amour. Les différents destins des héroïnes sont autant de futurs possibles pour elle, avant une réunion opportune en fin de soirée entre ces trajectoires divergentes et enfin réconciliées. Il aurait toutefois fallu donner davantage de consistance visuelle à cette idée, afin d’éviter l’impression d’assister à une simple mise en espace, à la scénographie certes parfaitement réglée par les éclairages variés, mais qui repose sur une direction d’acteur trop peu imaginative sur la durée. Cet écueil est surtout préjudiciable pour aider à éclairer les allusions symboliques du drame conjugal entre Judith et Barbe‑Bleue : on finit par tourner littéralement en rond, à l’instar du décor revisité sous toutes ses facettes. D’où l’impression d’une mise en scène trop distante dans ses partis pris aussi minimalistes qu’interchangeables. Dommage.


Cette déception est d’autant plus regrettable qu’on tient avec Rosie Aldridge, déjà entendue en 2019 à Nancy dans Les Hauts de Hurlevent d’Herrmann, une des grandes mezzos dramatiques du moment, capable d’insuffler une tension dès ses premières interventions. Autant le mordant de sa diction que son à‑propos rythmique mettent en valeur des graves aussi charnus qu’admirablement projetés. On trouve une même solidité technique et un même sens de l’engagement chez la toujours parfaite Anaïk Morel (Susanna), à l’instar du superlatif Joshua Bloom (Barbe‑Bleue), pourtant très modeste au moment des saluts. Seul Yannis François se montre plus timide dans son rôle, sans parler des quelques décalages avec la fosse.


Cette dernière est tenue de main de maître par la Coréenne Sora Elisabeth Lee, qui prouve une nouvelle fois son affinité avec ce répertoire du début du XXe siècle, après la réussite des Oiseaux de Walter Braunfels, donnés en 2022 à Strasbourg. Son geste legato allie vivacité et transparence, en un élan aérien et frémissant, sans jamais se départir des nécessités théâtrales.



Florent Coudeyrat

 

 

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