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Une nuit au musée

Lyon
Auditorium Maurice Ravel
09/30/2024 -  et 5 novembre 2024 (Praha), 18 janvier 2025 (Madrid)
Johann Sebastian Bach : Fantaisie chromatique et fugue en ré mineur, BWV 903
Carl Philipp Emmanuel Bach : Fantaisie en fa dièse mineur, Wq. 67, H. 300
Wolfgang Amadeus Mozart : Fantaisie en ut mineur, K. 475
Felix Mendelssohn Bartholdy : Fantaisie en fa dièse mineur « Sonate écossaise », opus 28
Frédéric Chopin : Fantaisie en fa mineur, opus 49
Alexandre Scriabine : Fantaisie en si mineur, opus 28
Alfred Schnittke : Improvisation et fugue

Alexander Melnikov (clavecin, pianoforte et piano)


A. Melnikov (© Molina Visuals)


C’est une volonté affichée de la nouvelle équipe en charge de la programmation de l’Auditorium Maurice Ravel que de donner une place plus importante aux claviers « historiques » à côté des traditionnels récitals de piano. La venue d’Alexander Melnikov en ce début de saison est donc logique, puisque le pianiste russe fait preuve depuis longtemps d’un intérêt particulier pour les instruments anciens, qu’il a utilisés pour nombre de ses enregistrements. Le récital du soir s’inspire d’ailleurs de l’esprit, sinon de la lettre, d’un disque intitulé « Fantasies. Seven composers, seven keyboards » (harmonia mundi, 2023) : en se plaçant toujours sous le signe de la fantaisie (c’est‑à‑dire de la liberté et de l’improvisation), Melnikov apporte un certain nombre de variantes dans le choix des compositeurs et se contente de cinq claviers différents, un clavecin, trois pianoforte et un piano moderne. Les instruments en question sont d’ailleurs pré‑positionnés sur la scène, les deux instruments les plus anciens au premier plan, les trois autres en arrière et en léger surplomb. La disposition de ces cinq pianos les uns à côté des autres donne la curieuse impression d’être non dans une salle de concerts, mais dans un musée instrumental, et fait redouter que la portée didactique et historique du projet prenne le pas sur ses enjeux artistiques.


Cette appréhension se trouve malheureusement confirmée par la première partie du récital. En ouverture, la Fantaisie chromatique et fugue de Bach (père) se trouve amoindrie par la sonorité maigrelette du clavecin, une copie moderne par Christophe Kern d’un instrument du facteur lyonnais Pierre Donzelague (probablement du magnifique instrument conservé au Musée des Arts décoratifs de Lyon). La dramaturgie et le souffle grandiose de cette page sont cruellement absents du jeu de Melnikov, et les choses ne s’améliorent guère quand le pianiste russe se déplace jusqu’à une copie, également due à C. Kern, d’un pianoforte d’Anton Walter, semblable à celui que possédait Mozart. On a beau tendre l’oreille avec bonne volonté, on ne peut entendre dans la pièce de C. P. E. Bach l’impétuosité Sturm und Drang qui devrait la caractériser ; sa théâtralité passe inaperçue dans un climat de grisaille uniforme, et ses soudains changements de climat paraissent se réduire à une série de redites sans intérêt. On espère que la géniale Fantaisie en ut mineur de Mozart parvienne à apporter plus d’animation et de couleurs à l’interprétation. Hélas, si le début campe assez bien le sombre décor de la pièce, l’intérêt s’éteint bientôt de nouveau, avec une dynamique des plus réduites, des phrasés prosaïques et une sonorité de nouveau atone. En s’installant au troisième instrument réalisé par Christophe Kern (la copie d’un Conrad Graf de 1826), Melnikov ne fait pas mieux : si l’on admire la sonorité cuivrée du pianoforte (auquel le bis rendra cependant bien mieux justice plus tard), la pièce de Mendelssohn, en principe inspirée par les paysages écossais et les récits d’Ossian, n’a curieusement pas de caractère pittoresque ; les contrastes en paraissent atténués, tandis que le jeu manque de rebond et de couleurs, ce qui est un comble sur un tel instrument ; et si les doigts se montrent véloces dans le Presto final, cette virtuosité sonne de manière brouillonne et quelque peu vaine.


Plus globalement, l’esprit de fantaisie, qui devrait unifier les quatre pièces du programme – liberté de la forme, apparence d’improvisation, surprises, changements inattendus de dynamiques et de climats – fait totalement défaut, tant règne la neutralité expressive. C’est donc avec scepticisme que l’on arrive à l’entracte et qu’on s’interroge sur la responsabilité de ce ratage : si une partie en incombe probablement aux instruments et aux dimensions de la salle, trop vaste pour le clavecin ou le pianoforte (encore que nous fussions placés près de la scène, à l’orchestre), une autre en revient à l’interprète. Face à chacun de ses claviers, Melnikov semble peu investi, effacé, probablement trop respectueux de ces magnifiques instruments du passé auxquels il a peur de faire violence et dont il ne cherche jamais à exploiter les ressources, adoptant en quelque sorte l’attitude d’un conservateur de musée plutôt que d’un véritable interprète.


Plus animée, plus engagée aussi, la seconde partie apporte cependant de la cohérence à la démarche du pianiste russe. A l’écoute du son plus rond et plus « blanc » du Pleyel de 1848 (authentique, mais restauré par Christophe Kern encore une fois), on mesure toute l’importance des progrès apportés à la facture instrumentale à cette époque. Si le clavier paraît encore un peu dur et la sonorité plus courte que celle des pianos modernes, l’instrument offre assurément de nouvelles possibilités expressives, qu’ont su traduire Liszt et surtout Chopin, ce qui saute ici aux oreilles. Melnikov confère une certaine brutalité à la grande Fantaisie en fa mineur, qui ne messied pas totalement à cette page héroïque, bien qu’elle soit parfois excessive ; on sera moins indulgent pour les quelques traits mal assurés et parfois prosaïques qui jalonnent une interprétation néanmoins convaincante. Mais c’est avec Scriabine que se libère le jeu du pianiste russe, enfin échappé du musée : alors qu’il jouait jusqu’à présent tout au ras du clavier et dans un son sans relief, Melnikov s’installe avec résolution face au Steinway contemporain. Poignets haut relevés, doigts tendus et bien « plantés » au fond des touches, ce véritable caméléon pianistique déploie enfin la puissance sonore et les couleurs qui manquaient tant dans les œuvres précédentes (sauf dans Chopin). Sa lecture de la Fantaisie en si mineur est donc fiévreuse et saturée comme il convient, résolument inscrite dans l’héritage de la fantaisie de Chopin entendue juste avant. De même, la pièce de Schnittke est une démonstration impressionnante des possibilités sonores des pianos modernes, avec ses saisissants clusters, qui soulignent tout ce que les instruments ont gagné en carrure et en projection (assurément, un seul de ces clusters suffirait à faire voler en éclat les fragiles clavecins et pianoforte toujours présents à l’avant‑scène !). Ainsi, on prend conscience a posteriori de l’intelligence du programme de Melnikov, qui permet de mesurer tout le chemin parcouru depuis l’époque de J. S. Bach, tant sur le plan de l’instrumentarium que sur celui de l’expressivité musicale, les deux étant intrinsèquement liés.


Au moment des saluts, on se demande ce que Melnikov va bien pouvoir jouer en bis pour satisfaire la demande pressante du public. Avec beaucoup de flegme, il annonce « une fantaisie de Schubert » et retourne jusqu’au Graf pour se lancer... dans la Wanderer-Fantaisie, interprétée dans sa totalité, soit près de vingt minutes de musique supplémentaire ! Prise dans un tempo vif, voire agité, qui pousse l’instrument dans ses retranchements, cette dernière fantaisie est plus que convaincante, et apparaît comme le chaînon manquant, qui aurait peut‑être dû être choisi d’emblée pour mieux unifier les deux parties de son programme.


En fin de compte, on mesure en effet toute l’importance de la coupure opérée par l’entracte : c’est au milieu du XIXe siècle, avec la mise au point de la mécanique à double échappement, que le piano devient véritablement le piano, et offre enfin aux compositeurs un instrument à la hauteur de leur imagination et de leur expressivité. Dans ces conditions, c’est une vraie question que de savoir s’il faut vraiment vouloir documenter l’interprétation des œuvres antérieures sur des instruments « d’époque », dans une logique plus organologique ou archéologique que véritablement musicale. Personnalité musicale un peu déroutante, mais singulière, Alexander Melnikov choisit pour sa part de le faire, au péril d’ennuyer les auditeurs, voire de s’ennuyer lui‑même (comme en donne l’impression sa première partie), en offrant un parcours plus intéressant qu’émouvant au long l’histoire du clavier.



François Anselmini

 

 

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