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Une vieille tragédie qui nous concerne

Madrid
Teatro Real
09/27/2024 -  et 14, 16, 18 janvier (Nancy), 18, 19 mars (Paris), 26, 28 avril (Luxembourg) 2024
Marc-Antoine Charpentier : David et Jonathas, H. 490
Petr Nekoranec (David), Gwendoline Blondeel (Jonathas), Jean-Christophe Lanièce (Saül), Lucile Richardot (La Pythonisse, Troisième bergère), Etienne Bazola (Joabel), Lysandre Châlon (Achis, L’ombre de Samuel), Caroline Weynants, Marie‑Frédérique Girod, Clémence Niclas, Thaïs Rai‑Westphal, Anne‑Laure Hulin, Vojtěch Semerád, Antonin Alloncle (solistes)
Ensemble Correspondances, Sébastien Daucé (direction)


S. Daucé (© Javier del Real/Teatro Real)


La tragédie biblique David et Jonathas de Marc‑Antoine Charpentier ne put être composée qu’après la mort de Lully (mars 1687), qui conserva jusqu’au bout le monopole par privilège à l’Académie royale. Au Collège des Jésuites Louis‑le‑Grand, des spectacles pédagogiques furent organisés peu après : une pièce de théâtre en latin interprétée par les étudiants aristocrates et une tragédie musicale ; le tout fondé sur la vie des saints, des thèmes romains ou bibliques. Ils purent ainsi représenter des « tragédies en musique », jusqu’alors empêchées par le monopole de Lully. Les pièces en latin ont été perdues, bien que les titres accompagnés de quelques données aient été conservés. Et des pièces musicales, seule la musique de David et Jonathas est conservée (elle manque d’orchestration, bien sûr) « grâce à André Danican Philidor, dit l’Aîné, bibliothécaire du roi, qui la copia en 1693, c’est‑à‑dire deux ans après sa création » (Catherine Cessac, voir sa splendide étude dans un ouvrage plus vaste de plusieurs auteurs, Plaire et instruire. Le spectacle dans les collèges de l’Ancien Régime, Presses universitaires de Rennes).


Il y a bien longtemps de la première de David et Jonathas, créé à l’Opéra de Lyon en 1981, édité et dirigé par Michel Corboz, qui l’avait enregistré (trois disques Erato, avec un livret très documenté). La mise en scène était de Jean‑Louis Martinoty. Le casting était luxueux : Paul Esswood, Colette Alliot-Lugaz, René Jacobs... Et depuis, les critères d’instrumentation originale ont évolué, dont Corboz prenait déjà en compte selon le niveau de conscience d’il y a plus de quarante ans.


Un moment important pour établir des critères de son, d’articulation et de couleur fut celui du grand défenseur de Médée de Charpentier, William Christie, avec Les Arts Florissants, dans un enregistrement de 1988 (Harmonia Mundi). Une différence entre les deux : la scène de la Sibylle est placée au début par Corboz, selon la tradition déduite et d’après la copie qui a survécu ; Christie la place au milieu du climax, au troisième acte, avec des critères théâtraux très judicieux. En témoigne la captation de sa version à Aix‑en‑Provence en 2012, mise en scène par Andreas Homoki, avec Pascal Charbonneau, Ana Quintans et Neal Davies (DVD BelAir).


Il serait trop long de détailler le nombre considérable de nouvelles mises en scène, versions de concert et enregistrements de cette tragédie lyrique (Corréas, Haïm, Walker et, bien sûr, Daucé), même si cela nous dit que David et Jonathas est solidement rétabli dans le répertoire baroque (le classicisme français, qui va de Lully à Rameau). Mais n’oublions pas que le pionnier fut Corboz, à Lyon.


Caen, Nancy, les Champs‑Elysées à Paris... la version de Daucé a fait le tour de quelques scènes depuis la fin de l’année dernière. C’était dans une mise en scène de Jean Bellorini, qui a reçu éloges et critiques : opinions divisées, plus que controverse. Ce que nous avons vu au Teatro Real est la même version, mais sans mise en scène, un beau concert. Il nous est épargné de voir le roi Saül, affolé, en chemise de nuit ; même si dans cette belle révision de Sébastien Daucé, il nous manque un peu d’agilité scénique, même avec une mise en espace. Mais la beauté de l’œuvre, la rigueur et l’art de Daucé ainsi que les belles voix de la distribution sont des apports suffisants, même si le statisme (parfois nuancé par les rôles‑titres, heureusement) n’aide pas à la pleine compréhension de la tragédie.


Parce que c’est effectivement une tragédie. C’est la paranoïa bien connue, mais aussi l’orgueil, du roi Saül comparés à la jeune et belle étoile émergente du guerrier David. L’amour entre les deux rôles‑titres pourrait prêter à l’ambiguïté, mais la pleine féminité de Gwendoline Blondeel (Jonathas) face à Petr Nekoranec (David) transforme presque leurs scènes en duos d’amour.


Sébastien Daucé et l’Ensemble Correspondances parviennent à un équilibre qui confine parfois à l’émotionnel. Grâce à l’exposition rigoureuse de la musique, dans une édition adaptée à la scène et, bien sûr, à l’enregistrement audio ou vidéo, sans indiquer de quelle version il s’agit. Cela n’a pas d’importance, car c’est l’approximation la plus plausible de ce que l’on peut considérer comme les critères de la période. La beauté émotionnelle surgit aussi parce que dans cette histoire, le conflit se déroule en Terre Sainte ; en arrière‑plan, le conflit entre Juifs et Philistins ; au premier plan, dans un conflit entre bellicistes (Joabel) et pacifistes (presque tout le monde, à commencer par le chœur enthousiaste du début).


Là-dessus, l’orgueil de Saül, qui est puni par la divinité et le destin dans la chair de son fils, dans sa propre chair et dans la perte de la couronne en faveur du jeune homme qui a éveillé, avec ses vertus et son amour pour son fils, tous ses doutes, ses manies et ses décisions tragiquement erronées. Cela peut paraître « très actuel ». Celal l’est, dans la mesure où nous avons toujours des guerres, mais c’est encore plus vrai en raison de la géographie dans laquelle elles se déroulent. Bien sûr, une bonne partie de l’opinion aura pris en compte que dans quelques jours, cela fera un an depuis l’attaque insensée du Hamas, sans scrupules envers son propre peuple, qu’il semble considérer comme de la chair à canon pour une « bonne cause » ; et le début, prévisible mais pas à ce point de cruauté, des représailles du gouvernement israélien d’extrême droite, sauvé de son impopularité précisément par son ennemi. En dehors de cela, il ne faut pas exagérer les apports actuels de cette manifestation artistique ou d’autres.


Dans le cadre de la version restreinte (car il s’agit d’un concert) dans laquelle toute l’action peut être imaginée, même si elle n’est pas montrée, nous avons été éblouis par les voix principales. En premier lieu, le contre‑ténor tchèque Petr Nekoranec, un David plein de force et de nuances, ce qui n’enlève rien à sa douceur et son dévouement fraternel, son grand équilibre ; et la soprano susmentionnée Gwendoline Blondeel, qui met du temps à apparaître sur scène. Les partisans du critère historique pour les œuvres baroques évoluent à différents niveaux et nuances. Il y en aura qui ne pardonneront pas à Gwendoline Blondeel les vibratos occasionnels, même si elle ne les exagère jamais. Mais son arioso, vers la fin, « A‑t‑on jamais souffert une plus grossière peine ? », a été le meilleur moment de la soirée.


Un peu jeune pour le rôle, le baryton Jean-Christophe Lanièce construit parfaitement la folie de Saül, avec une puissance vocale et une capacité à faire évoluer le rôle et la situation. Lucile Richardot était une Sybille énergique, même si elle a également assumé d’autres rôles. Etienne Bazola (Joabel) et Lysandre Châlon (Achis) ont représenté avec une grande habileté vocale les deux positions opposées en arrière‑plan, le belliciste et l’apaisant, l’intrigue envers David et la compréhension de ce héros. Ce n’est pas en vain que Châlon (Achis) proclame à la fin la victoire et le règne de David après la mort de Saül et de Jonathas.


Le chœur de l’Ensemble est magnifique : en nombre limité, comme l’ensemble instrumental, avec des voix qui deviennent soudain solistes, ses membres conscients de la dimension historique et artistique de leur tâche commune.


L’Ensemble Correspondances a une vocation pour Charpentier depuis ses débuts. Mais il avance petit à petit. Tôt ou tard, sa Médée arrivera. A en juger par ce que l’on a vu et entendu au Real, Sébastien Daucé et son groupe forment un idéal pour une nouvelle incursion dans l’opéra que William Christie a ressuscité avec détermination. La soirée a été une réussite, le public (qui rejoignait peut‑être en partie celui d’Adrienne Lecouvreur donné ces jours‑ci) a su différencier les codes et les valeurs. La réussite de cette unique représentation de l’opéra de Charpentier est la réussite d’une œuvre historique qui nécessite, pour revivre, les mains et la conception d’un ensemble comme celui de Sébastien Daucé.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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