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Adriana et l’Ancien Régime

Madrid
Teatro Real
09/23/2024 -  25, 26, 28, 29 septembre, 1er, 2, 4, 5, 7, 8, 10, 11 octobre 2024
Francesco Cilea : Adriana Lecouvreur
Ermonela Jaho*/Maria Agresta (Adriana Lecouvreur), Brian Jagde*/Matthew Polenzani (Maurizio), Elīna Garanca*/Ksenia Dudnikova/Teresa Romano (La princesse de Bouillon), Nicola Alaimo*/Manel Esteve Madrid (Michonnet), Maurizio Muraro (Le prince de Bouillon), David Lagares (Quinault), Vicenç Esteve (Poisson), Sylvia Schwartz (Mademoiselle Jouvenot), Monica Bacelli (Mademoiselle Dangeville), Nikel Atxalandabaso*/Josep Fadó (L’abbé de Chazeuil)
Coro Titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), José Luis Basso (chef de chœur), Orquesta Titular del Teatro Real (Orquesta Sinfónica de Madrid), Nicola Luisotti (direction musicale)
David McVicar (mise en scène), Justin Way (reprise de la mise en scène), Charles Edwards (décors), Brigitte Reiffenstuel (costumes), Adam Silverman (lumières), Andrew George (chorégraphie)


E. Garanca, N. Alaimo, E. Jaho (© Javier del Real/Teatro Real)


Le schéma du mélodrame italien repose sur un quatuor : le couple amoureux (ténor et soprano), l’intrigante, ennemie et souvent rivale en amour (mezzo) et le baryton qui affronte le ténor et son camp. Avec Adrienne Lecouvreur, on a principalement un triangle : Adriana, Maurizio, la Princesse ; le rôle du baryton est partagé, mais surtout placé sur un homme bienveillant, Michonnet, quoi qu’il soit un metteur en scène.


Avec Adrienne Lecouvreur, le langage vocal a évolué sensiblement, mais on est toujours dans le royaume de la tonalité, l’éclat des voix virtuoses et la fosse embrasée. Il ne s’agit pas du tout de vérisme, mais on ne peut pas entrer maintenant dans cette discussion, infructueuse d’ailleurs. Cilea est contemporain de Mascagni, c’est tout. On est en 1902, mais le véritable et terrible vingtième siècle n’a pas encore commencé. Pendant tout le XIXe siècle, on vivait en Europe une survivance de l’Ancien Régime, façon postrévolutionnaire mais persistante. Scribe et Legouvé écrivent en 1848 sur un temps très proche. Colautti et Cilea composent, au début du siècle, à une époque encore pleine de comtes et princesses, partout en Europe, certainement au royaume d’Italie, mais aussi dans la France républicaine (lire Proust). Car cet opéra est un mélodrame de jalousie et de passions, bien sûr, mais il s’agit surtout d’un portrait de l’Ancien Régime, fondé sur une légende (l’empoisonnement d’Adrienne) et un personnage historique réel, la diva, l’actrice bienaimée des publics et de la « bonne société », qui ne méritera pas après sa mort de reposer en terre sacrée, comme tous les comédiens (lire Le Capitaine Fracasse de Gautier). Mais nous sommes dans une société hiérarchique fermée, pas une société de classes. La rivalité entre la comédienne et la Princesse est inégale. Cilea et Colautti peuvent se permettre un dessin fougueux, sans trop de demi‑teintes, pour la princesse de Bouillon, dominante ; elle a davantage peur de son mari que de la justice, elle a la garantie de l’impunité en assassinant Adrienne moyennant le parfum des violettes, le va‑et‑vient des violettes. Mais ils dessinent avec Adrienne un personnage complexe, plein de sentiments, d’idées, de nuances. Tandis que la Princesse n’a pas trop de nuances.


Dans l’affrontement du deuxième acte (l’obscurité empêche de voir les visages, mais les voix restent, et sont reconnues plus tard), il y a une lutte sociale, mais aussi théâtrale, d’une grande inégalité. Le personnage aristocratique, la Princesse, caractérisé par une ligne vocale violente, domine le personnage roturier, Adrienne, caractérisé, par son statut incohérent (acclamée, mais plébéienne). Ce n’est pas Elīna qui domine Ermonela ; c’est la situation. Le personnage d’Adrienne est trop riche pour sortir indemne de cet affrontement plein d’inquiétude, dans la pénombre, devant un représentant sans faille du pouvoir en vigueur. Michonnet, bon et lucide, a averti : « Incauta!... Noi siam povera gente... Lasciam scherzare i grandi... Non ci si lucra niente ». Cela sonne tout comme « Wir, arme Leute » dans Wozzeck. Non, on n’a pas grand‑chose à gagner. C’est‑à‑dire qu’on a tout à perdre. Et Adriana perd tout, la vie, l’amour, la parole... la parole dont Melpomène lui a fait cadeau.


On connaît la mise en scène de McVicar, une production que ne vieillit pas. On peut voir une captation en DVD de sa création au Royal Opera House, publiée en 2011, avec Gheorghiu, Kaufmann et Borodina, Mark Elder dans la fosse. La beauté, la théâtralité totale de la mise de McVicar et les décors de Charles Edwards (sans oublier les costumes de Brigitte Reiffenstuel) permettent une action agile, s’arrêtant parfois pour les scènes les plus intimes. Une Adriana de rêve, Ermonela Jaho, une voix qu’on a la chance d’entendre souvent à Madrid ; dès le début (« Io son l’umile ancella/del genio creator ») jusqu’à sa mort (« ah, ce qu’elle sait bien mourir », a‑t‑on a pu entendre). Tout comme dans la vieille chanson populaire :
« Et la senteur de ce bouquet
« A fait mourir la marquise.
 »
Une ligne raffinée, dominant les dynamiques « faibles », un legato aiguisé, un filato émouvant, parfois il fiato surprenant. Une construction du personnage riche et pleine de détails pour une psychologie plutôt sociale. Bref, une des plus belles créations d’Ermonela Jaho.


La mezzo Elīna Garanca est en scène dans deux des quatre actes, les actes centraux, la crise. Elle est un personnage absent surtout pendant le quatrième acte, la catastrophe, une présence effrayante, quand même. La mezzo lettonne, une de grands stars de notre temps, ne vient pas souvent à Madrid, hélas, même si elle a une préférence spéciale pour chanter des extraits des zarzuelas espagnoles pendant ses récitals. On espère que son formidable succès en femme méchante de cet opéra sera suivie d’occasions de la voir et de l’entendre plus souvent parmi nous. Sa Princesse est une construction surprenante, une voix et une personnalité sidérantes, déjà dès son entrée au deuxième acte, « Acerba voluttà, dolce tortura ». Un medium formidable, bien connu, des graves menaçants, voire des gestes d’actrice (un mépris nuancé envers son bienaimé pendant la narration guerrière de Maurizio, à l’acte III, un moment montrant également un portrait du vaniteux héros masculin), une démarche progressive jusqu’aux éclats de rage bien gérés et bien énergiques. Le duo violent avec Ermonela Jaho (l’aristocrate devrait être reconnaissante, mais à quoi bon ?, elle est chez elle, même cachée ; et l’inconnue, Adriana, n’appartient pas, c’est évident, au milieu) montre une vérité dramatique, lyrique : elle gagne, mais c’est le personnage et son statut qui ont vaincu, sur l’instant, pas la mezzo sur la soprano.


Brian Jagde est un ténor dont le lyrisme a besoin d’une large expansion, ce n’est jamais un lyrisme propice à l’intimité. Il doit s’exclamer, il se sent plus à l’aise dans le forte et le medium. Il chante un Maurizio passionné, et il ne se permet d’allusions à ses faiblesses, voire à sa couardise. Pas trop de nuances, donc. Dommage, il aurait pu nous compléter le portrait « Ancien Régime » : il est proche, socialement, de la Princesse ; très loin d’Adriana, malgré son amour, et le jeu des intérêts et les intrigues de cour le font trop tituber. On ne voit pas cela dans l’interprétation de Jagde.


Nicola Alaimo, en revanche, enrichit le rôle de Michonnet, le rôle sympathique de cet opéra, par des détails nuancés, l’homme âgé et expérimenté qui met en scène et produit les pièces de la Comédie-Française, amoureux sans espoir d’Adriana, dont les rêves sont ailleurs. Alaimo construit le personnage lucide et bienveillant de Michonnet avec un goût réussi par la phrase bien posée, bien prolongée, et ses deux ariosos du premier acte nous montrent sa versatilité (le premier, comme un nouveau, plus court mais dynamique, « Largo al factotum » ; le second, avec les remarques de l’héroïne, comme un homme amoureux sans véritable espoir. Magnifique Alaimo.


Le prince de Bouillon et l’abbé de Chazeuil sont bien servis par la basse italienne Maurizio Muraro (grande dignité, mais aussi, parfois, une autocaricature équilibrée, tout à fait réussie) et le ténor Mikel Atxalandabaso (le véritable rôle buffo de cette production, dont les petits exploits et les rapports avec le pouvoir, mériteraient au moins une autre esquisse sociale). Il ne faut pas oublier les comédiens et associés de la Comédie, complétant à la perfection la dextérité, la mobilité de la scène : Sylvia Schwartz, Monica Bacelli, Vicenç Esteve et David Lagares (celui‑ci en Quinault – est‑il le fils du poète de Lully ?)  il y a des moments où ils sont l’âme d’un ensemble.


Et, justement, les ensembles sont le fort de Nicola Luisotti, une baguette qui a conquis le public du Teatro Real avec des productions dont il a été question dans nos colonnes. Associé au Teatro Real dès 2017, il dessine une Adrienne Lecouvreur haute en couleur, en différences remarquables d’une scène à l’autre. Sa définition de l’espace sonore, riche et fougueux déjà dans la partition, mais discret en même temps qu’expressif dans les moments d’intimité, marque une série de contrastes ne suscitant jamais ni l’ennui ni le manque de sens lyrique et dramatique. Tout est très vivant, très agile dans cette production. Même le divertimento de l’acte III, évoquant les obligatoires divertimenti du classicisme français, dans une chorégraphie d’Andrew George. Le chœur se fond dans le groupe des personnages d’une façon tout à fait naturelle, ou plutôt tout à fait théâtrale, dans le meilleur sens du terme. Et, à la base et partout, on trouve la baguette de Nicola Luisotti, créateur de climats. Cilea ne veut pas que son opéra finisse forte ; la mort d’Adriana dans l’interprétation insurpassable de Jaho réclame le silence, et on remercie les dernières notes de la harpe. Luisotti sait bien mourir aussi ; il réussit avec un pianissimo et un silence très bien justifiés pour finir ce spectacle plein de beautés, avec la beauté d’un émouvant final réclamant le silence.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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