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Parcours initiatique Strasbourg Opéra national du Rhin 09/15/2024 - et 17, 18*, 20 septembre 2024 George Benjamin : Picture a day like this Ema Nikolovska (La Femme), Nikola Hillebrand (Zabelle), Beate Mordal (L’Amante, La Compositrice), Cameron Shahbazi (L’Amant, L’Assistant), John Brancy (L’Artisan, Le Collectionneur)
Orchestre philharmonique de Strasbourg, Alphonse Cemin (direction musicale)
Daniel Jeanneteau, Marie-Christine Soma (mise en scène, décors, lumières, dramaturgie), Marie La Rocca (costumes), Hicham Berrada (vidéo)
(© Klara Beck)
George Benjamin est un compositeur qui prend son temps, et pas seulement à l’opéra, puisque son catalogue d’œuvres, toutes catégories confondues, même étalé sur maintenant quarante ans, n’a rien d’interminable. Moins d’une création par an, et plutôt des partitions restreintes à de petits effectifs, donc une carrière qui en dépit de débuts précoces (Benjamin était inscrit officiellement dès ses 17 ans dans la classe de composition d’Olivier Messiaen, à Paris), aurait pu rester confidentielle.
Mais il y a eu, tardivement, à partir de 2006, le coup de projecteur de l’opéra. Le talent de George Benjamin a pu sortir tout à coup de sa chrysalide, en trouvant dans le théâtre particulier de l’auteur dramatique anglais Martin Crimp, matière à donner des ailes à une inspiration qui peinait jusqu’ici à s’épanouir dans l’abstraction. Quatre créations : Into the Little Hill (2006), Written on Skin (succès retentissant du Festival d’Aix-en-Provence 2012, et qui en est déjà, à ce jour, à six productions différentes), Lessons in Love and Violence (2018), et enfin Picture a day like this (2023). En un peu plus d’une quinzaine d’années, Georges Benjamin aura donc écrit pour le théâtre presque cinq heures de musique, soit, comme il s’en amuse lui‑même, une « multiplication de sa productivité par cinq ».
Une caisse de résonance inespérée, avec non seulement les soirées de création, mais à chaque fois maintenant, les reprises dans de nombreux théâtres coproducteurs, gage d’une audience de plus en plus large. Musicien auparavant confidentiel, et resté de toute façon très timide, Benjamin s’est mué désormais en l’un des compositeurs d’opéra majeurs de la période, comme on n’en trouve, au mieux, que cinq ou six dans chaque demi‑siècle. Et son rêve est évidemment de continuer sur cette trajectoire, avec un rythme de travail toujours lent, en principe deux à trois ans pour chaque ouvrage lyrique (« C’est tellement, tellement difficile qu’il faut une sorte de concentration de transe pour le faire, et un engagement total »), mais aussi maintenant une tranquille assurance. Ce qui devait nous valoir encore, la soixantaine venue, quelques autres belles réussites à l’avenir, et selon toute vraisemblance, toujours en collaboration avec le même librettiste.
Quand il compose, George Benjamin reste discret sur son travail en cours, même avec ses commanditaires et ses futurs interprètes. Donc rien ne filtre pour l’instant en ce qui concerne le futur, mais il est vrai que là, nous sommes encore dans le sillage de diffusion immédiate de ce récent Picture a day like this (2023), créé au Théâtre du Jeu de Paume d’Aix‑en‑Provence en juillet 2023, et qui accomplit à présent, étapes par étapes, son parcours sur toutes les scènes qui ont coproduit le projet (Royal Opera House Covent Garden, Opéra national du Rhin, Opéra Comique, Théâtre de la Ville de Luxembourg, Oper Köln et Teatro di San Carlo). Des salles de taille différente, pour un opéra dont la durée de tout juste une heure et l’effectif (cinq chanteurs et vingt‑deux musiciens) le classent plutôt dans un format « de chambre », donc idéalement compatible avec l’intimisme de la salle aixoise du Jeu de Paume, mais sans doute beaucoup moins avec le grand vaisseau de Covent Garden, où il a été repris dès septembre 2023. La salle de l’Opéra du Rhin à Strasbourg, de taille intermédiaire, paraît en tout cas bien adaptée, la petite vingtaine de musiciens issus des rangs de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, sous la direction d’Alphonse Cemin, pouvant même y occuper un espace sonore conséquent, George Benjamin parvenant à agencer les timbres de ce petit ensemble en plages d’un impact parfois impressionnant, même si, la plupart du temps, l’écriture reste parcimonieuse, et attentive à ne pas couvrir les voix.
Mais ce qui fascine encore plus, chez George Benjamin, c’est cette écriture vocale, toujours d’un grand naturel, alors même que la partition peut parfois paraître complexe sur le papier. Une sorte d’arioso souple, qui évite les intervalles trop scabreux mais échappe cependant à toute banalité, aussi en raison d’un art consommé d’intégrer le chant au sein du tissu orchestral sans jamais le mettre en difficulté. Benjamin déteste desservir les chanteurs par des exigences impossibles, voire aime écrire pour eux « sur mesure », d’où aussi une certaine permanence des distributions d’une reprise à l’autre. Pour Picture a day like this, restent pour l’instant immuables la soprano Beate Mordal, dans les rôles de l’un des amoureux et du compositeur, le contre‑ténor Cameron Shahbazi, l’autre amoureux et l’assistant du compositeur, et le baryton John Brancy, dans les rôles de l’artisan et du collectionneur. A Paris, dès le mois prochain, on retrouvera même l’affiche vocale exacte des soirées aixoises de 2023, donc avec la mezzo‑soprano Marianne Crebassa dans le rôle de la Mère, et Anna Prohaska dans le rôle énigmatique de Zabelle. En revanche, autant à Londres en septembre 2023 qu’à présent à Strasbourg, les titulaires des deux rôles principaux changent par rapport à la création, mais sans rupture de niveau. Ema Nikolovska est parfaite, autant vocalement que scéniquement, dans cet emploi de mère endeuillée un peu abasourdie par les événements, en quête de la personne « complètement heureuse » qui lui permettrait de ramener son fils à la vie, le problème restant qu’aucune des personnes qu’elle va solliciter, pourtant toutes en apparence comblées par leur existence quotidienne, n’est vraiment heureuse. Finalement, la rencontre avec Zabelle, mère de famille sereine qui vit dans un jardin féerique (superbe incarnation de la soprano allemande Nikola Hillebrand, distanciée juste ce qu’il faut), sera‑t‑elle enfin décisive ? Or, même là, le bonheur a ses revers... A l’issue de cet itinéraire, ponctué de déceptions, voire d’instants de révolte (le magnifique passage, marqué « Aria » dans la partition), le but semble cependant atteint. Mais quel était‑il vraiment ? Ne serait‑ce pas, simplement, un travail de deuil enfin accompli ?
Déjà signataires, en 2006, de la première scénographie de Into the Little Hill, Daniel Jeanneteau et Marie‑Christine Soma récidivent avec un spectacle sobre, dans un espace scénique restreint qui focalise bien l’attention sur des chanteurs auxquels on ne demande jamais de performance physique trop astreignante, mais dont chaque geste paraît cependant logique et calculé. Le seul petit défaut de la soirée reste son minutage trop court. A long terme un couplage sera sans doute nécessaire. Pourquoi pas avec les quarante minutes d’Into the Little Hill, qui seraient sans doute un choix pertinent. Mais pourquoi pas, aussi, avec tout autre chose...
Ou peut-être George Benjamin et Martin Crimp songent-ils déjà à un volet complémentaire ? En 1964, Benjamin Britten dirigeait la création de La Rivière aux courlis, là aussi une œuvre courte et dépouillée, fascinant parcours initiatique auquel Picture a day like this fait immédiatement penser. Mais ensuite, avec La Fournaise ardente (1966) et Le Fils prodigue (1968), deux autres sublimes « paraboles d’église » ont suivi !
Laurent Barthel
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