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Bohemia, vis tragica Fontainebleau Salle de la Belle Cheminée 06/01/2002 -
Frédéric Chopin : Huit Mazurkas, écrites entre 1830 et 1846. Ballade n° 4 en fa mineur, opus 52. Fantaisie en fa mineur opus 49. Sonate en si bémol mineur n° 2 opus 35 "Funèbre".
Ivan Moravec, piano Steinway.
Sous l’égide de l’AFAA (Association Française d’Action Artistique), l’occurrence « Bohemia Magica » (Une saison tchèque en France) a trouvé semble-t-il en Fontainebleau - son château, sa forêt immense et solitaire, ses III° Rencontres Musicales ProQuartet -, un écrin idéal. Bohême et Moravie constituent, évidemment, l’alpha et l’oméga de cette manifestation. A juste titre, outre les « quatre grands » Tchèques enfin reconnus en France (Dvorak, Janacek, Smetana, Martinu) ; d’autres, plus obscurcis par la nuit et le brouillard, conquièrent la place qui leur est due. Chapeau bas à la programmation, qui jusqu’au 23 juin n’omet pas les « maudits » assassinés au camp de Terezin : Ullmann, Krasa, Haas. Et bravo de placer à leurs côtés Erwin Schulhoff, dont le legs en musique de chambre est considérable, et quasi inconnu…Tout comme Erich Wolfgang Korngold, Alexander von Zemlinky - dont sera donné un Quintette avec deux altos (…et de songer naturellement aux deux violoncelles de Schubert !).
On ajoutera que les « pivots » de répertoire - ce soir, Frédéric Chopin - ne sont pas omis ; pas plus, et c’est absolument capital, que les compositeurs d’aujourd’hui (Maratka, Klusak…). En compagnie d’interprètes du cru (Moravec, le Quatuor Prazak) et de valeurs confirmées telles que Maurice Bourgue, François Salque et le Quatuor Johannes : que voilà un prélude prometteur à la constitution, promise pour 2004, du CEMC (Centre Européen de la Musique de Chambre) ! Sa place sera autour de la splendide Cour Henri IV, dont la rénovation est en cours, grâce à des collectivités locales fort impliquées. Pour en finir avec les présentations, on complimentera Georges Zeisel, directeur de ProQuartet, Guy Erismann, le Conservateur du Musée et le Président du Conseil Général de Seine-et-Marne ; tous investis dans un travail… napoléonien, qui n’a rien soustrait à leur exquise urbanité didactique. Un regret, tout de même : la « Salle de la Belle Cheminée » n’est vraiment pas un auditorium idéal. A la laideur de ses (trop) hauts murs écrus et nus, aux contre-indications sonores regrettables, s’ajoute un manque d’entretien légèrement ennuyeux pour les relations publiques… La plaquette nous promet des améliorations ; maintenant, observons, écoutons : et puis, attendons !
Ivan Moravec est né à Prague en 1930. Élève de Benedetti-Michelangeli - il y a des mentors moins doués -, il lui a fallu attendre 2002 (cette année, oui) pour que Cannes, via le « Classic Award », lui attribue une récompense de prestige. Effet du rideau de fer sans doute ; quoiqu’ayant joué un peu en Occident, ce pianiste n’y connaît pas la renommée que les huit Mazurkas (de 1830 à 1846) choisies pour l’ouverture devraient normalement lui assurer. Desservi, on l’a écrit, par une acoustique en retrait, il parvient à ressourcer l’opus 68 n° 2 (des triolets irrésistibles alla Schubert) ; comme l’opus 30 n° 3 (un arc de triomphe organistique, aux temps forts martelés, « lisztien »), sur un bien beau Steinway, ma foi. L’homme pratique autant le Chopin à fleur de peau que celui, plus risqué mais parfois plus goûteux, des travaux d’Hercule ! Le souvenir de Samson François dans la Quatrième Ballade est encore si prégnant, que la comparaison ne peut s’esquiver aisément. Même son projeté à foison, comme par gerbes ; mêmes accents de la Totentanz de Liszt (encore) ; même fusion du cérébral et du viril. Avec une palette (dynamique) de peintre torturé - des pianissimi à dresser les cheveux sur la tête -, le Tchèque prépare bien le terrain de sa pierre de touche, la Sonate « Funèbre ».
Entre-temps, une rareté. La belle affaire : entend-on souvent au concert la Fantaisie en fa mineur opus 49 ? Pas trop, non ; à Moravec d’en faire sourdre des cascades de pépites, avec des ruptures de tempi à rendre fou. C’est parfois Atlas soulevant le monde qu’il nous fait entendre : toujours ce Chopin mâle, sans la connaissance duquel toute approche du plus grand des Polonais reste inaboutie ! Adieu boudoirs, douceurs et orgeat : que cette page est foisonnante… Diptyque parfait avec la Ballade : fa mineur toutes deux, tiens donc : Mozart, auteur de la doublette en ut mineur Fantaisie/Sonate, aurait-il tiré un peu nuitamment par les pieds, le dandy poitrinaire ? Allez savoir. Autant le pianiste est énergique à son clavier, autant il reste sobre et marmoréen dans ses saluts. On ne peut que l’en louer ; mais qu’il est dommage qu’on ait « fabriqué » autant d’hommes de fer, là où palpitent tant d’hommes de cœur. Soixante-douze ans, et tant d’amour encore à donner…
De la mort, aussi. C’est intimement lié, remarquez. Ivan Moravec le sait bien, dans son humilité, face à LA page emblématique, et si connue - contrairement à la précédente. Agitato de Sonate en si bémol mineur plus trépidant et maladif, a-t-on jamais ouï, au théâtre comme au disque ? On s’interroge. Pardon de recourir une nouvelle fois à la métaphore picturale, mais si le « Saturne dévorant ses enfants » de Goya n’est pas ici en musique : où sera-t-il ?! Quelques brusques excès dans le Scherzo, d’une difficulté effroyable il est vrai - la fausse note n’est pas très loin -, n’entachent pas cette montée au Golgotha d’exception. Pour preuve, le « Trio », si l’on veut le nommer ainsi, agreste telle la Ballade, pervers et « schubertien » en Roi des Aulnes. La Marche Funèbre découle logiquement. Binaire, insoutenable, ainsi que sa consœur « beethovénienne » de la Septième Symphonie, elle étreint et emporte avec son legato de Concerto de Mozart. Pathos évacué, tendresse ajoutée même : Zimerman exclu (et hors d’atteinte), on n’a pas entendu telle réussite dans cette œuvre, ces dernières années. Encore une fois, pourquoi le pianiste tchèque septuagénaire est-il si peu « populaire » ?
Il reste à laisser le vent de la tombe emporter les feuilles fanées et roussies, par un Finale de Camarde très pressée : on la comprend, elle a tant de travail. La bourrasque morbide, là encore, en réfère à Schubert (Quartettsatz), Mozart (Sonate en la mineur KV 310), Liszt de nouveau (Années de Pèlerinage, « les Cloches de Genève »), tant d’autres encor… ! Normal : centrale est cette Europe, si longtemps annexée géopolitiquement. Historiquement itou : Chopin savait sa slavité, tout comme la revendique Ivan Moravec. Sans le bohêmien Gluck, l’opéra français serait orphelin. Sans ce Frédéric le Grand, on le sait, le piano veuf. Logique, dès lors, que le héros du soir rende hommage au patrimoine hexagonal, par deux bis qui doivent tant au pointillisme du Polonais. Et surtout, un Children’s Corner si badin en apparat - à une touche de balle, diraient d’aucuns - que jamais, comme dans La Flûte Enchantée ou 2001, Odyssée de l’Espace, la décomposition sous-jacente - ou du moins l’image qu’on s’en fait - n’a paru si caressante et maternelle.
Jacques Duffourg
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