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Norma et Callas en miroir

Strasbourg
Opéra national du Rhin
06/11/2024 -  et 13*, 16, 18, 20 (Strasbourg), 28, 30 (Mulhouse) juin 2024
Vincenzo Bellini : Norma
Karine Deshayes (Norma), Benedetta Torre (Adalgisa), Norman Reinhardt (Pollione), Onay Köse (Oroveso), Camille Bauer (Clotilde), Jean Miannay (Flavio)
Chœur de l’Opéra national du Rhin, Hendrik Haas (chef de chœur), Orchestre symphonique de Mulhouse, Andrea Sanguineti (direction musicale)
Marie-Eve Signeyrole (mise en scène et conception vidéo), Fabien Teigné (décors et costumes), Philippe Berthomé (lumières), Artis Dzerve (collaboration à la vidéo)


(© Klara Beck)


Une prêtresse gauloise drapée de blanc, cueillant le gui au clair de lune, en présence d’une assemblée de druides alignés en rangs d’oignons ? Ne rêvons pas : une telle mise en scène de Norma, même stylisée, serait aujourd’hui jugée ridicule. Donc place aux réactualisations, somme toute aisées, puisqu’en l’occurrence n’importe quelle confrontation moderne, entre un peuple opprimé et ses vainqueurs, dans un pays occupé entré en résistance, peut faire l’affaire et, en général, fonctionne.


Qu’y perd-t-on ? Malheureusement la poésie d’un premier romantisme mesuré et nocturne, le charme d’un Bellini encore tributaire du noble dépouillement de la tragédie classique, donc une esthétique assurément datée, au même titre que de larges pans de toute une peinture et une littérature d’époque, et pourtant essentielle à la compréhension de ce type d’ouvrage. Mais c’est là un aplatissement des perspectives auquel il faut sans doute se résigner.


A l’Opéra national du Rhin, la mise en scène de Marie‑Eve Signeyrole va cependant plus loin qu’une banale transposition actuelle du livret, en imbriquant plusieurs niveaux de lecture, concept gigogne qui n’a pour seul vrai défaut que sa complexité, incomplètement clarifiée par la projection de multiples explications écrites sur l’écran vidéo qui occupe toute la partie supérieure du cadre de scène. Nous nous trouvons donc « dans une Gaule contemporaine occupée par les Romains, dix ans après une terrible guerre ». Oroveso dirige le principal opéra de la capitale, fraîchement reconstruit, théâtre qui héberge un véritable nid de résistants, où tout le monde, depuis les choristes et équipes techniques jusqu’à la célèbre cantatrice Norma, fille d’Oroveso, conspire contre le pouvoir en place. Ici, officiellement, on répète en vue d’un gala de prestige, auquel sont invités de nombreux dignitaires d’un pouvoir d’occupation aux allures ouvertement fascistes, dont un « Président » romain escorté de deux « proconsuls » (l’ancien, Pollione, rappelé de l’autre côté des Alpes, et un nouveau, qui va le remplacer), alors qu’en coulisses, tout le personnel s’occupe certes de répétitions et d’intendance, mais aussi de truffer l’endroit d’explosifs.


Cela dit, le jeu ne s’arrête pas là, puisque la cantatrice Norma est elle‑même passionnée par le personnage de sa devancière Maria Callas, dont elle lit assidûment la biographie et les mémoires, et dont une grande malle de souvenirs a été pieusement conservée dans la loge que la « Divine » occupait à l’époque, et que Norma occupe aujourd’hui. Une présence obsédante, au point d’en devenir physique, matérialisée par une figurante assise en permanence à une table de maquillage, au centre de la loge. Et puis il y a aussi le destin personnel de Callas, « tiraillée entre le sacerdoce de son art et son désir de vivre une vie de femme avec Aristote Onassis », un destin terriblement proche de celui de ce rôle‑titre de Norma, incarné si souvent par Maria Callas au cours de sa carrière. Donc encore une strate supplémentaire, largement exposée par un défilement régulier de séquences vidéo.


Vous ne suivez plus vraiment ? En fait peu importe. Mieux vaut essayer ici de ne pas tout scruter à l’épreuve d’une rationalité qui a aussi ses limites. A cette condition un charme certain opère, aussi parce que la réalisation du projet, dans laquelle s’investit à fond une nombreuse équipe technique, reste de bout en bout remarquable. Le décor bouge beaucoup, réparti sur plusieurs cercles concentriques qui ne tournent pas toujours tous dans le même sens (et font malheureusement beaucoup grincer les rouages d’une machinerie vétuste), les vidéos en temps réel sont minutieusement conçues et parfois d’un très grand pouvoir de suggestion, les éclairages sont soigneusement prémédités, et l’aisance scénique des chanteurs dépasse le plus souvent d’assez loin le statisme qui constitue le lot commun de la plupart des soirées belcantistes. Donc beaucoup de points positifs, même si ce troisième travail important de Marie‑Eve Signeyrole à l’Opéra national du Rhin, après de passionnants Don Giovanni et Samson et Dalila, n’atteint malheureusement pas le même niveau de cohérence.


La distribution vocale masculine a-t-elle réellement une importance stratégique dans Norma ? Heureusement non, car ce soir elle reste pâle. Interprète élégant, la basse Onay Köse peine retenir l’attention dans le rôle d’Oroveso, faute de davantage d’autorité. Quant au Pollione du ténor américain Norman Reinhardt, son chant forcé et accidenté, rétif à la ligne et peu raffiné, laisse dubitatif : un militaire, certes, et d’une incontestable prestance scénique, mais fatigué. L’évolution de ce ténor de demi‑caractère vers des rôles plus lourds, initiée il y a une petite dizaine d’années, en abordant notamment ce rôle de Pollione, face à la Norma de Cecilia Bartoli, ne s’est apparemment pas bien passée.


Donc champ libre pour un duo de voix féminines dont on retiendra surtout la complémentarité, dans d’inoubliables duos qui font chatoyer les longues phrases belliniennes au gré de subtiles moirures des timbres. Benedetta Torre est une Adalgise plutôt soprano, mais dont la tessiture se colore dans le medium de quelques reflets métalliques qui ne dépareraient pas chez une mezzo, donc une vocalité un peu hybride et ici du plus bel effet. Quant à son incarnation physique, d’une réelle classe, en dépit d’une caractérisation encore très juvénile, elle s’impose avec une sereine évidence. Ce dernier point restant encore à parfaire pour Karine Deshayes, qui chante ici Norma à la scène pour la première fois, et dont le maintien peine à garder une réelle contenance, du moins dans les moments de tension où toute l’énergie physique de l’interprète paraît monopolisée par les difficultés du chant. Là, pour ce rôle à peu près impossible à distribuer, une vraie question de format se pose, et celui de Karine Deshayes reste continuellement un peu en dessous. Mais il y a de vraies compensations, dont une aisance dans les passages de virtuosité, toujours celle des personnages de jeune page romantique que Karine Deshayes interprétait encore couramment il y a quinze ans, bagage technique qui a gagné en ampleur sans rien perdre ni en justesse ni en vélocité. Et si, pour le redoutable « Casta diva », le souffle paraît parfois un rien court, l’autorité progressivement acquise au cours de la soirée emporte l’adhésion. Elégiaque Adalgisa il y a peu de temps encore, Karine Deshayes est effectivement en train de se muer en une Norma très plausible.


Quant à l’Orchestre de Mulhouse, sous la direction du chef italien Andrea Sanguineti, continuellement souple et attentif au chant, il réussit à accompagner la soirée dignement, a fortiori dans une acoustique de fosse que l’on sait problématique. En tout cas un orchestre que l’on écoute aussi pour lui-même, et pas juste un faire‑valoir pour les voix. En revanche, les chœurs, perturbés par une scénographie exigeante, paraissent confrontés à d’assez chroniques problèmes d’ensemble.


Donc une Norma pas totalement aboutie, mais une proposition scénique et musicale tout à fait digne.



Laurent Barthel

 

 

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