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Le showman et la musique Lyon Auditorium Maurice Ravel 06/09/2024 - et 8 mai (Wien), 18 juin (München), 4 septembre (Montevideo), 25 (Hannover) octobre, 12 (Berlin), 16 (Wuppertal), 30 (Séoul) novembre 2024, 28 février (Boston), 8 (New York), 23 (Philadelphia), 28 (Carmel) mars, 5 (Paris), 10 (Luxembourg) avril 2025 Gabriel Fauré : Pavane en fa dièse mineur, opus 50
Robert Schumann : Kreisleriana, opus 16
Frédéric Chopin : Mazurkas, opus 7 n° 3, opus 17 n° 1, n° 2 & n° 4, opus 24 n° 2 et n° 4, opus 30 n° 3 et n° 4, opus 33 n° 2, n° 3 & n° 4, et opus 59 n° 3 – Polonaise n° 5 en fa dièse mineur, opus 44 Lang Lang (piano)
L. Lang (© Stephan Polzer)
Pour un mélomane « classique » et a fortiori pour le rédacteur d’un site tel que ConcertoNet, se rendre à un récital de Lang Lang est une expérience à laquelle il convient de se préparer avec soin et en songeant à ce qu’on doit en attendre. Lang Lang est incontestablement une star, mais aussi, depuis ses débuts il y a une vingtaine d’années, une figure controversée et parfois honnie des critiques « sérieux », qui voient en lui un batteur d’estrade dépourvu de sens musical, et surtout un produit commercial formaté pour le marché asiatique.
Alors, quelles étaient nos attentes avant ce récital ? Tout d’abord, découvrir le show, voir et écouter le phénomène « en vrai » ; ensuite, essayer d’aller au‑delà des paillettes d’une part, des préjugés négatifs d’autre part, pour se concentrer sur la musique elle-même, et chercher à savoir où en est actuellement le musicien Lang Lang : après s’être consacré ces dernières années à plusieurs expériences discographiques de cross over (« The Disney Book », « Lang Lang at the Movies », etc.), le pianiste chinois, désormais jeune quadragénaire, propose pour sa tournée 2024 un programme de récital on ne peut plus classique, dans lequel nous étions curieux d’entendre ce qu’il avait à dire.
La première de nos attentes a été satisfaite au-delà de toute espérance : Lang Lang mérite bien sa réputation de « bête de scène », installant d’emblée un rapport de communication chaleureuse avec le public, qu’il prend soin de saluer en se tournant de tous les côtés de la salle. Au piano, son attitude exubérante, voire franchement cabotine (avec des effets de manche permanents et des regards de connivence fréquemment lancés en direction des spectateurs) n’est cependant pas désagréable, car il y entre un plaisir sincère de jouer et une espièglerie enfantine assez désarmante. Cette performance scénique trouve son aboutissement (et même sa raison d’être) à l’heure des bis, quand, après avoir fort habilement placé la Romance sans paroles de Charlotte Sohy qui figure sur son dernier album Deutsche Grammophon, Lang Lang se lance dans l’un des morceaux les plus spectaculaires qui soit, la « Danse rituelle du feu » de Manuel de Falla. Conformément à ce qu’on pouvait attendre, il s’y livre à une démonstration étourdissante d’habileté, de célérité et de puissance, immédiatement suivie par une standing ovation tout aussi prévisible. Acclamé, Lang Lang répond avec des saluts la main sur le cœur, de larges sourires et en formant des cœurs avec ses mains en direction d’un public subjugué. « C’est une rock star ! » entendons‑nous dire avec raison derrière nous en quittant la salle.
Cependant, il faut bien aborder le sujet qui fâche, celui de la musique elle-même. Passons sur la Pavane de Fauré, qui vient remplacer l’Impromptu de Schubert initialement annoncé, à titre de nouvelle concession à la promotion du dernier album « français » de la star. La célèbre mélodie en est jouée agréablement, quelque part entre le piano bar et la musique de film. Sans laisser finir les applaudissements reçus par cette première pièce, Lang Lang se lance par surprise dans la première des Kreisleriana, prise à un tempo d’enfer et noyée dans la pédale, de sorte qu’il n’en ressort qu’un magma de notes indifférenciées qui nous laisse pantois. Les choses empirent encore dans les deux pièces suivantes, où la dualité schumannienne est réduite à une alternance entre tours d’esbroufe digitales à la Cat Concerto dans les passages rapides (Florestan ?) et préciosités mignardes dans les pièces lentes (Eusebius ?). On est en train de se dire que Lang Lang fait absolument n’importe quoi de ces malheureuses Kreisleriana, quand le Sehr langsam de la quatrième pièce, enfin sobre et chantant, nous montre de quoi le pianiste serait capable s’il prenait la peine de réfléchir à ce qu’il joue. Hélas ! Le Sehr lebhaft qui suit tourne de nouveau à la course de vitesse, où les doigts du pianiste se crispent à force de galop et où la pédale brouille toute lisibilité. Il en va de même jusqu’à la conclusion du cycle, qui n’est qu’une suite d’effets appuyés et malheureusement prévisibles, d’où l’inquiétude et la fantaisie de Schumann sont absentes. Et l’on se demande bien ce qui a poussé Lang Lang à choisir de jouer cette œuvre : dans cette lecture qui tourne à vide, le néophyte n’y entend certainement rien (ce que traduisent peut‑être les nombreux accès de toux du public tout au long des Kreisleriana) et le connaisseur souffre en songeant à Horowitz, à Pollini et à tous les pianistes qui ont fait merveille dans ces pages.
La seconde partie, consacrée à Chopin, est un peu moins mauvaise. Dans les douze mazurkas offertes en bouquet par Lang Lang, le sentiment nostalgique du zal polonais est certes absent et le rythme caractéristique le plus souvent déformé par les altérations arbitraires que provoque un rubato erratique. Certaines pièces sont cependant réussies, en particulier l’Opus 17 n° 4 et l’Opus 33 n° 2, jouées avec une simplicité de bon aloi, mais il en va tout autrement de l’Opus 30 n° 4, transformée en pièce jazzy sirupeuse, ou de l’Opus 59 n° 3, écrabouillée par un rythme exagérément véloce. Quant à la Polonaise opus 44, elle fait office de bis avant l’heure : Lang Lang y fait merveille de véhémence au début et à la fin, dans les passages de polonaise proprement dite, mais on s’ennuie ferme dans l’épisode central au rythme de mazurka, où il ralentit, s’alanguit et s’écoute avec complaisance, avant de pouvoir de nouveau faire étalage de sa prodigieuse puissance en conclusion.
C’est peu de dire qu’on ressort perplexe d’un tel numéro, partagé entre la sympathie qu’engendre, par‑delà les aspects marketing, le showman enthousiaste qu’est Lang Lang, et l’incompréhension, sinon le rejet, que suscite son traitement des œuvres, qui ne lui servent qu’à mettre en valeur ses talents d’acrobate du clavier. Plus proche en définitive de Liberace que de Vladimir Horowitz, l’art de Lang Lang relève-t-il vraiment de la musique dite classique et est-il pertinent d’en parler dans les colonnes de ConcertoNet ?
François Anselmini
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